Journal des émotions : l’importance du lâcher prise

Comme beaucoup de gens, j’ai longtemps vécu dans le passé, ou dans le futur. Soit dans la nostalgie et l’anticipation, d’un point de vue positif, soit dans le regret et l’attente, d’un point de vue négatif. Et pendant longtemps j’ai entendu cette affirmation, sans arriver à la concevoir réellement : il est important de savoir lâcher prise.

Qu’est ce que ça veut dire, lâcher prise? Sur quoi? Et surtout comment? Ca n’est pas facile à entendre réellement. Et j’ai mis des années avant d’arriver à le travailler, et je n’ai pas fini! Car bien sûr, on met tout une vie à arriver à travailler sur soi.
Toute cette affirmation, elle repose sur une certitude : le passé est derrière nous, et le futur ne peut pas être contrôlé. On est jamais maître de ce qui peut arriver. Et ce n’est pas grave. Il faut savoir se détacher de ce qui peut être douloureux dans ce qu’on a vécu, pour pouvoir Être. Car la seule chose qui est réelle, sur laquelle on a prise, c’est l’instant présent. Et c’est dans l’instant présent que l’on peut agir, se construire, évoluer comme on le souhaite et selon ce à quoi on aspire. Grandir, dans le sens le plus beau de ce verbe.

Le passé est passé. Et s’y attacher n’aide pas à avoir confiance en soi, et se créer un mental libre, léger, libéré de toute pensée parasitante. Et c’est bien ça le but du lâcher prise : arriver à se faire confiance, être soi pour pouvoir continuer de grandir. Et il faut le comprendre : il n’y a rien à regretter dans ce que nous avons vécu, car nous sommes tous des personnes admirables, belles, et aimables aujourd’hui. Et c’est ce parcours, qui est peut-être douloureux et difficile, qui nous a mené à ce qu’on est aujourd’hui. C’est la somme de nos actes passés et de notre vécu qui fait la personne que l’on est aujourd’hui. Alors il n’y a rien à regretter, et il faut avancer.

L’instant présent, c’est une promesse. On peut tout y inscrire. On peut agir, changer, construire l’édifice de la personne que l’on souhaite devenir. Et il n’est jamais trop tard pour s’y mettre, une fois qu’on a réussi à lâcher prise.

Mon journal de reconversion #8

Je me souviens notamment d’un exercice d’improvisation qui avait très bien marché, le Jeu de l’Appareil-photo. Un participant vient devant le public, et doit vendre un appareil-photo devant les autres, et vanter les mérites de l’objet pendant une minute. Il doit convaincre quelqu’un qui prendra alors sa place. S’il échoue, l’encadrant de l’atelier désignera un nouveau vendeur.

Les résidents présents ce jour-là se sont très bien pris au jeu, allant jusqu’à encourager ceux qui étaient les moins à l’aise pour parler devant tout le monde. Certains d’entre eux commentaient leurs performances après leur discours : « J’ai été vendeur à la criée avant, c’est normal si j’y arrive bien! » La synergie créée était belle, et donna des échanges nourris à l’issue de la séance. Une fois ce projet terminé, je gardai une forte envie de recommencer à l’avenir. Le théâtre est un outil de travail sur soi merveilleux. Il m’a permis dans ma vie personnelle de gagner de la confiance en moi, de me dépasser et je reste persuadée que ces bienfaits peuvent bénéficier aux autres, en travaillant un atelier correctement.

Après le rendu des écrits vint la soutenance. Celle du Journal d’Etude Clinique et du Dossier sur le Travail en Partenariat et en Réseau se passèrent sans encombre. Pour le mémoire, je tombai face à un jury qui avaient apprécié mon travail et les références que j’avais utilisées pour écrire la partie théorique, et j’obtins une très bonne note. En revanche, pour le Dossier de Pratiques Professionnelles, ce fut plus difficile. Mon jury était composé d’une psychologue et d’un éduc travaillant à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, soit à la police. Il appuya sur les faiblesses que j’avais volontairement laissées paraître dans mon écrit, creusant de manière très frontale mes ressentis personnels face aux situations rencontrées. Il me semble que j’avais mentionné dans ma rédaction le cas d’un résident que j’accompagnais durant mon stage, qui était décédé d’un arrêt cardiaque. Ce fut un moment très difficile pour moi, car s’était construit un lien d’attachement.

Je me souviens encore très bien de lui. Il s’appelait Jozef C.

[A suivre…]

Educ spé’ – Récits de terrain #19

Dessin de Pavo

Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet de critiques et d’idées reçues, finalement méconnu. On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.
Hé oui, c’est quoi être éduc?

J’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires, des mémoires à vif de notre société actuelle. Je m’en rends compte, notre vécu sur le terrain, constitue bien plus qu’un quotidien professionnel. Ces journées restent bien souvent gravées en nous, et deviennent constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font partie de moi. Et les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.

Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.

Dans cet établissement d’enseignement adapté où je suis restée deux ans, j’ai travaillé notamment à l’internat. Deux étages étaient réservés aux garçons, et un aux filles. J’y étais un soir par semaine, le jeudi. Et contrairement aux garçons de 6e et 5e, j’avais plutôt un bon contact avec les filles. J’avais réussi à instaurer un climat de confiance et de bienveillance avec elles : je leur laissais une liberté relative, et elles m’écoutaient lorsque j’avais une remarque à faire. Ce groupe m’a laissé un bon souvenir, qui date du dernier jour de l’année scolaire.

Le soir, j’ai passé un petit contrat de confiance avec elles. Malgré les règles qui leur imposaient de rester dans le lit qui leur était attribué, j’avais envie qu’elles se créent un joli souvenir pour leur dernière nuit, et je leur ai permis de déplacer les matelas comme elles le souhaitaient, et de faire des dortoirs dans les chambres. Comme une soirée pyjama! Elles ont bien évidemment été emballées par l’idée, et ont tout de suite commencé à réorganiser les chambres. Je leur avais imposé deux règles : se coucher à minuit au plus tard, et ne pas faire de bruit si elles se déplaçaient dans le couloir.

La soirée se déroula sans encombre, et j’observais avec amusement les plus âgées d’entre elles qui cadraient les autres avec fermeté : « Shhhhht! Aya a dit de ne pas faire de bruit ! ». Survint seulement un petit événement indésirable…

L’alarme incendie avait été déclenchée plus tôt dans la soirée, dans le couloir qui jouxtait le nôtre. Et le directeur avait décidé de passer voir si tout allait bien. Je les informai de l’imminence de son arrivée, et me postai face à la chambre de garde. Il ne fit que passer, accompagné d’un agent technique, et me salua avant de repartir. Les filles étaient calmes dans leurs chambres.

Je fis un tour dans les chambres après cela. Je découvris alors que les collégiennes avaient caché les matelas en quatrième vitesse, et s’étaient remises dans leur lit comme si de rien n’était. Elles me le firent remarquer avec un air grave : « Tu as vu, on a tout rangé pour être sûres que tu n’aies pas de problème ! » J’ai trouvé cette innocente gentillesse touchante, et leurs sourires satisfaits m’ont laissé un doux souvenir.

De leur côté, cette soirée les a marquées comme je l’espérais. Celles qui n’avaient pas changé d’établissement l’année suivante m’en ont reparlé de nombreuses fois !

Et c’est pourquoi nous marcherons.

En ces temps troublés, l’heure n’est toujours pas au voyage pour moi. J’ai mis cette partie de ma vie en sommeil, le temps de pouvoir retrouver cette libération en toute sérénité.

Pourtant j’aime à me rappeler pourquoi je pars, pour mieux revenir vers mes racines.

Et la meilleure des sensations du monde reste pour moi celle de mettre un pied devant l’autre, le poids de ton sac sur tes épaules. Alors le temps ralentit enfin, au rythme de tes pas. On prend le temps de ressentir la vibration de la terre contre ses semelles, la caresse du vent sur sa peau qui se tanne, on considère le long de sa route les feuilles des arbres qui murmurent au diapason du souffle qui rafraîchit l’atmosphère. On revient à soi. Tout se coupe. L’absurdité de ce monde, la grisaille des villes et la morosité du salariat. On revient à soi. On rêve, l’âme se libère, on s’ouvre à ce qui se présentera à nous. Plus d’obligations, plus de poids sur les épaules, juste celle de vivre l’instant avec le plus de sincérité possible.

Mon esprit s’apaise en voyage. La marche lui apporte la possibilité de méditer à tout moment. J’arrête de penser, j’arrête d’organiser, de réfléchir, d’anticiper, d’envisager, de comprendre. En voyage, je n’attends rien. Je suis.

Un jour, je repartirai. Ce ne sera pas pour toujours, mais ce sera probablement pour longtemps. Mon sac retrouvera mes épaules, la main de mon fils rejoindra la mienne, et je reprendrai la route. Cette fois-ci, ce ne sera plus seulement pour me retrouver moi, mais pour lui apprendre cette magie, ce souffle de liberté qui fait grandir le coeur.

Toi qui aimes déjà tant marcher, mon fils. Tu parcourras le monde de tes petites jambes assoiffées de découvertes. Je t’emmènerai au plus profond des forêts, par delà les plaines, au sommet des plus hautes montagnes. Et tu verras que le monde n’est pas qu’absurde, ni cruel. Il recèle bien des richesses et des merveilles, jusque dans le coeur de nos semblables. Et je t’apprendrai à les découvrir.

Educ spé’ – Récits de terrain #18

Dessin de Pavo

Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, et finalement méconnu. C’est vrai ça, spécialisée en quoi ? On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.
Hé oui, c’est quoi être éduc?

Avant même d’être diplômée, j’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires de vie, des mémoires à vif de la réalité de notre société actuelle. Je m’en rends compte maintenant, notre vécu sur le terrain, constitue bien plus qu’un quotidien professionnel. Que ces journées soient bouleversantes, douloureuses ou drôles, touchantes ou absurdes, elles sont bien plus que de simples journées: elles restent bien souvent gravées en nous, et deviennent constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que depuis ma première véritable expérience de profonde peur à mon travail, je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font désormais partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.

Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.

Au foyer de B., il est un résident qu’on ne peut oublier. Il s’appelle Didier, mais tout le monde le surnomme Didi. Ancien toxicomane sous traitement de substitution, il mélangeait alcool et traitements opioïdes avec une science dont lui seul avait le secret, afin de rester perpétuellement perché. Cette pratique lui donnait une démarche traîna nte, ainsi qu’une respiration profonde encore accentuée par une déviation de la cloison nasale probablement causée par un ancien coup de poing.

J’appréciais la compagnie de Didi. C’était un personnage fantasque, toujours prompt à délirer et à partager une réflexion absurde, inappropriée, décalée. Il pouvait entrer sans crier gare dans notre bureau à n’importe quel instant pour affirmer d’un ton sentencieux qu’il nous fallait plus d’épinards à la cantine, avant d’aller échanger sur la couleur des cheveux de la femme de sa vie en compagnie d’un autre hébergé… Il faut bien le dire, ce résident participait beaucoup au côté Cour des Miracles que j’affectionnais tout particulièrement dans ce foyer.

Ce jour-là, j’étais postée dans le bureau des éducs pour finir un écrit. Concentrée sur mon travail, j’aperçois vaguement Didi qui se dirige vers moi d’un pas décidé.

« Aya, viens m’aider à prendre ma douche! » A l’époque, nous avions un problème de gale chez les résidents, et Didi avait un peu trop tendance à entrer dans un rapport de séduction avec les membres de l’équipe du sexe féminin. Un peu lâchement, je déléguai la réponse à sa demande à un collègue, et conseillai à mon interlocuteur de lui demander plutôt qu’à moi. Quelque peu interdit, Didier ne répond rien et sort du bureau. Je le vois ralentir le pas dans le hall, et s’arrêter, portant une main à son menton. Il semble en proie à une intense réflexion, de celles qui décident de l’avenir de dynasties entières.

Après un instant, il entre de nouveau dans le bureau. Il s’approche de moi, et me parle comme s’il souhaitait me confier quelque chose : « C’est parce que tu as envie de moi, c’est ça? »

Pendant un instant, surprise, j’oscillai entre une remarque cinglante et un rire franc et choisis la deuxième option. Souvent le rire est la meilleure solution pour gérer une situation :

« Oh t’es con Didi! Bon sors de là! » Ce fut à son tour de rire, avant de s’exécuter.

Didi est aujourd’hui décédé, paix à son âme. Ce personnage était réellement attachant, et j’espère de tout coeur qu’il fait bien marrer les anges au Paradis!