Educ spé’ – Récits de terrain #17

Dessin de Pavo

Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet de critiques et d’idées reçues, finalement méconnu. On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.
Hé oui, c’est quoi être éduc?

J’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires, des mémoires à vif de notre société actuelle. Je m’en rends compte, notre vécu sur le terrain, constitue bien plus qu’un quotidien professionnel. Ces journées restent bien souvent gravées en nous, et deviennent constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font partie de moi. Et les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.

Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.

J’ai beaucoup de beaux souvenirs liés à mes sept années de séjour adapté. Beaucoup d’anecdotes de situations drôles, touchantes ou difficiles me sont restées en mémoire, et j’ai beaucoup appris au fil de ces expériences. Ces échappées belles m’ont donné aussi l’occasion de rencontrer des personnalités atypiques et marquantes, dont je garde le souvenir encore aujourd’hui.

Philippe en est l’une d’elles. Je l’ai rencontré lors d’un de mes séjours où j’ai travaillé en tant que directrice. J’avais deux animatrices avec lesquelles je travaillais, et le séjour se déroulait dans une longère confortable située en pleine campagne. Ce fut un séjour mouvementé, en termes de gestion de crise, de situations impromptues, notamment en termes de gestion d’équipe (l’une de mes animatrices m’a donné du fil à retordre), mais ceci est une autre histoire.

Philippe est un homme d’environ la cinquantaine. Ses capacités psychiques sont intactes, mais il est lourdement handicapé et a besoin d’une assistance pour un grand nombre de gestes de la vie quotidienne, ainsi que d’un fauteuil électrique pour pouvoir se déplacer. Ce paradoxe est ce qui était très touchant chez lui : il était très conscient de son handicap, et de qu’il lui avait volé notamment par rapport à sa vie amoureuse. Il a tout de suite été très preneur de longs échanges avec nous, et très content de son séjour. Philippe avait à la fois un humour incisif, un sens de la répartie très marqué, et en même temps une profonde mélancolie qui faisait mal au coeur. Il nous a fait plusieurs fois le portrait des quatre femmes qui avaient marqué sa vie et qui lui étaient passées sous le nez, tout en nous expliquant qu’il souffrait du fait de n’avoir jamais pu fonder une famille.

Philippe avait notamment besoin d’accompagnement lors du coucher. Il était en capacité de l’assurer seul, mais il lui fallait une présence au cas où une chute surviendrait, du fait de sa condition physique fragile. A chaque fois que nous lui proposions un accompagnement, pour chaque moment de soutien c’était une pluie de remerciements, à laquelle il tenait. Chaque soir, avant de fermer les yeux, ses derniers mots étaient toujours « Merci, merci beaucoup ».

L’un des passe-temps préférés de Philippe, c’était les balades. Coup de chance, la longère dans laquelle nous avions une réservation pour le séjour était entourée de champs et de petits bois tout à fait agréables. Je suis souvent allée marcher avec lui, et à ces occasions j’ai pu découvrir une facette de sa personnalité : Philippe avait une âme de rêveur, assoiffé de découverte, mais coincé dans un corps défaillant et cloué à un fauteuil roulant. Et cet état de fait m’a touchée d’autant plus.

Un après-midi, nous avons marché jusqu’à un petit bois que nous avions envie d’explorer. Nous en avons fait le tour, pour tomber sur une caravane abandonnée, jouxtant une cabane aménagée pour y dormir. L’ensemble, caché au milieu des bois, avait un côté mystérieux qui nous a intrigué. Nous avons donc visité les lieux avant de repartir. Je me souviens qu’à la fin de la balade, Philippe a arrêté son fauteuil à un moment, saisi par la beauté de quelques arbres. Nous avons contemplé leurs feuilles qui se mouvaient doucement sous la caresse du vent, en silence. Et d’un coup, Philippe m’a regardé et m’a pris la main, pour retourner à sa contemplation.

Ce geste, je savais qu’il aurait voulu le faire à une femme qui partagerait sa vie. Et je sais qu’il s’est projeté dans une idée romantique, en regardant la nature verdoyer. J’ai pensé un instant retirer ma main, mais je ne l’ai pas fait. Je savais pertinemment que ce geste en resterait là, et je savais que Philippe ne projetterait aucune attente dans le lien qu’il construisait avec ses animatrices. Nous avions de toutes façons l’échéance de la fin de séjour qui mettrait fin à la construction de ce lien avec nous, qui lui faisait visiblement beaucoup de bien. Alors j’ai décidé de lui laisser oublier son handicap, sa solitude, sa souffrance de ne pas avoir d’enfant et son besoin d’amour, l’espace d’un instant. Comme si tout cela n’existait pas.

Nous sommes restés là, quelques secondes. En silence. Puis nous sommes repartis.

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