Once I was a teenager – Urit 4/4

Trois mois sont passés. Et cette paix ne l’a pas quitté. Ce soir, une fois de plus, l’homme est seul dans sa cellule. Son cœur chante toujours depuis cette nuit, celle qui a fait basculer sa vie.

« Elle avait des cheveux roux flamme, et lui des yeux noirs comme des lacs de tristesse. »

L’exécution est prévue pour la fin de la semaine. Kirk fouille au fond de lui, mais il n’a pas peur. Depuis cette nuit s’est éteinte cette faim qui le dévorait de l’intérieur, effacée par le souvenir de ces yeux, de cette étreinte offerte, de cette dentelle de chair et de tendons empreinte de la Magnificence Écarlate.

Dernier poème, dernière utopie. Ce soir, pour la première fois, il a envie d’écrire. De décrire cette ivresse du cœur qui explose, ces mondes hallucinés, cet amour apocalyptique du feu de deux corps.

Il s’assit à sa table, prit une feuille et un crayon.

Est-ce cette impression d’avoir connu quelqu’un au plus profond de lui-même qui put éteindre sa fureur ?

***

« Aujourd’hui s’est tenu le dernier acte d’un procès riche en rebondissements. […] Après trois mois d’audience, Kirk Broadwalk, surnommé le Jack L’Eventreur des temps modernes, a été reconnu coupable de multiples viols, meurtres et actes de barbarie associés à plusieurs autres chefs d’accusation et condamné à la peine de mort par pendaison. Tout comme à l’ouverture de son procès, l’accusé s’est montré indifférent à la peine prononcée contre lui, comme s’il n’en avait cure. C’est toutefois un sentiment  de soulagement pour les familles des victimes qui se fait ressentir ; Maitre S., avocat des parties civiles ayant déclaré : « Avoir le sentiment que la justice a été rendue. ». […] Si la peine prononcée reste à la hauteur des espérances des parties civiles, c’est toutefois une longue période de deuil qui commence pour les familles des victimes de Kirk Broadwalk. « Ma fille avait la vie devant elle, et des projets plein la tête. Même si son meurtrier ne tuera plus, cela ne nous la ramènera pas. Il faut maintenant que l’on vive avec son absence. Comment continuer à avancer avec un tel poids sur les épaules ? » Nous confie le père de Marion E., la dernière victime de l’accusé. Une cérémonie en mémoire des victimes se tiendra demain, en présence du maire de la ville de O. » Le M****, 6 février 19**.

***

Pourquoi le commun des mortels se referme-t-il sur lui-même, pourquoi le commun des mortels s’enferme-t-il dans une asociabilité rendue absurde par cette sinistrose, cette douloureuse et haineuse fuite de la solitude présente dans tous les cœurs ? Je ne comprends plus ce monde. Je ne comprends plus tous ces gens qui courent, éperdus, après des chimères vaporeuses rendues menaçantes par la course du temps qui inéluctablement suit son cours malgré leurs supplications et leurs crises de rage.

Ce qui est dur dans la vie, c’est qu’au fond, on est toujours tout seul.

Je ne vois plus d’intérêt aux relations sociales, à la société en elle-même. Ça me paraît dans la plupart des cas tellement futile, faux et vain !… Plus ça va, plus la solitude morne d’une vie contemplative en ermite me séduit… Quelle ironie.

Je ne sais pas pourquoi je ne peux m’arrêter de baiser la Solitude chaque soir. Je suis une inadaptée sociale. Un cas social ?

Rien n’a jamais changé. Je suis toujours aussi perdue. Mes pensées sont toujours aussi désordonnées, tournant toujours en rond autour de mes angoisses. Que sera le monde, dans quelques années ? Ne suis-je pas en train de me faire des illusions ? Suis-je finalement, comme le commun des mortels, en train de couler dans ce monde que je m’acharne à fuir ? Il n’y a pas d’échappatoire à la perdition. Ni au système. S’il y en a une, je n’ai de toutes façons pas le courage d’aller la chercher.

Est-ce qu’on change jamais, en fin de compte ? Est ce qu’on grandit ? Est-ce que grandir, c’est rendre les armes ?

Je n’ai pas choisi ce monde. On me l’a enfoncé dans le cul avec une bonne dose de vaseline.

Tais-toi, petite fille.

A quoi rime notre avenir ? Avec qui rime le futur de l’humanité ? Déroute, renaissance ? Je me persuade de croire en la nature humaine mais l’histoire fait douter de la capacité des Hommes à s’extirper de leur nature bestiale, et de la loi du plus fort. Alors ? Comment lutter contre cette envie de sombrer, contre ces regrets, ces souvenirs, ce « à quoi bon ? » A quoi bon faire quelque chose de sa vie quand l’avenir est aussi incertain, l’existence si vaine et cruelle ? Quand l’espèce humaine est aussi aberrante ? Quand ces sentiments sulfureux ont envie de sortir au grand jour, d’exploser comme une boîte crânienne et éclabousser comme une giclée de sang ces visages qui me rongent comme du fiel putride ? Je ne comprends pas. Je ne comprends plus. Je ne sais plus où tourner mon dévolu. Je n’ai plus envie que de me terrer dans un coin à l’abri des regards, comme cachée au fin fond des dédales d’une forteresse imprenable. Et pourtant, il y a cette poésie de la vie dans l’absurde qui suit à la trace la course des nuages, il y a ces étoiles dans ces yeux qui font grandir le cœur. C’est la vie belle, c’est la magnificence d’une Asphodèle qui repousse sur un no man’s land aux sillons de douleurs ensanglantés, d’éclats d’obus meurtriers. La vie est belle ?

C’est drôle… pourquoi ai-je la perpétuelle impression que je vais mourir bientôt ?

Once I was a teenager – Urit 3/4

***

A quoi bon enfin spéculer sur la valeur d’une existence sans fard faite de tristesse et d’amertume ? A quoi bon disserter sur le prix d’une vie qui à leurs yeux n’aura jamais été que merchandising à exploiter à des fins d’enrichissement ? Je veux dire… tu ne ressens jamais toi, cette sensation étrange, ce sentiment vague qui te noue les entrailles sans rien dire, cette émotion faite à la fois d’angoisse et de regrets ? Comme le cri d’horreur d’un adolescent qui se rend compte pour la première fois à quel point son existence, l’existence humaine est si pleine d’ennui ? Vide ? Fade ?

Tout est question ici bas de fuite en avant, de découverte, de passion, d’expérimentation. Tout est question d’avancer, toujours. Jusqu’à ce que la fatigue nous rattrape. Quelle douleur que de se rendre compte à quel point sa vie est ordinaire, froide, moite…

Je suis vide. Mon cerveau, mes pensées sont comparables à une grande pièce blanche, aux murs resplendissants de propreté. Chaque jour, lorsque je me lève, je sens cette grosse pieuvre aux bras enserrant mon cœur, chaque heure, chaque minute un peu plus fort, et aspirer mes pensées et mes idées dans un grand trou immaculé puant la Javel. Je suis vide. Je suis vide.

Je me sens comme la pluie.

Fugitive, de passage, seule au milieu de la foule. Cette pluie qui tombe aujourd’hui, ce gris, c’est moi. C’est mon spleen, mon mal-être, ces regrets et ces nœuds d’angoisse qui me serrent le ventre.

Once again under citylights…

Je me sens étrangère. Étrangère à tous ces gens. Comme si je n’étais pas du même monde, comme si mes pensées n’étaient pas descriptibles comme les leurs. Je suis différente. Névrosée, cyclothymique. Est-ce que la folie a du charme ?

Fille de rien.

Fleur des Pavés.

Qui ne sait qu’écrire des poèmes et baiser des cœurs brisés.

***

On est passé le voir tout à l’heure. On a détaché ses menottes, on lui a permis de se changer, et de manger. On lui a expliqué ses droits, et on l’a enfermé de nouveau dans sa cellule, en le traitant de meurtrier, et en affirmant qu’on espérait que le juge le punirait de la façon qu’il mérite. L’homme n’est plus couvert de sang, et il est maintenant seul dans sa cellule, seul avec sa tête qui fait battre son sang de façon douloureuse, seul avec les souvenirs de cette nuit dont il voudrait se rappeler. Seul avec le fracas de son cerveau qui se retourne en pensées hétéroclites et hybrides, discordant d’avec son cœur qui chante de la mélodie de celui qui n’a plus besoin d’espérer quoi que ce soit de la vie. D’où aurait pu venir une telle paix ? Comment expliquer que ses entrailles, d’ordinaires si douloureuses, semblent aujourd’hui dormir du sommeil du juste ? Pourquoi une telle paix ?

Ces dernières heures lui reviennent par bribes. Il revoit encore le regard de cette femme, et de ces cheveux roux qui lui tombaient sur les épaules en cascades enflammées. Son regard lui revient, et de l’appel teinté d’amertume qu’elle lui avait lancé. Il se souvient être allé vers elle, et avoir dansé avec elle la danse des cœurs Vides, avoir bu, l’avoir faite boire, et avoir laissé ses mains la rapprocher de lui. Elle n’avait pas résisté. Pas une seule seconde. Et ça avait attisé en lui la frénésie qui naissait chaque soir, à l’entame de cette ritournelle dont il avait tant besoin.

***

  • Monsieur B., vous êtes accusé de quarante et un viols et meurtres, doublés d’actes de barbarie de diverses sortes, et de détention et d’usage de stupéfiants à des fins récréatives. Avant que l’étude de votre cas ne commence, je vous demande, Monsieur, que plaidez-vous ?
  • Coupable, votre Honneur. Sauf pour les viols. Elles étaient toutes consentantes. Je crois.
  • Vous risquez la dose létale ou la chaise électrique, vous le savez ?
  • Oui, votre Honneur.

                                                           ***

Deux corps s’élancent, courent, dévalent les monts et vallées des aspérités d’un matelas usé. Les peaux s’effritent, les chairs se dévorent, les fluides corporels se mêlent au sang, tel un nectar orgasmique. L’air est vicié par l’odeur rance des sueurs mêlées, le silence déchiqueté par la bestiale mélodie des cris de jouissance. Il joue avec elle comme avec une poupée de chiffon, et elle lui rend ses coups avec la même furie. Il sent monter le plaisir en même temps que grandit le sentiment en lui qu’elle n’est rien, juste une masse de chair et de sang, face à la force primitive, machiste qui l’anime. Et il l’empale, de plus en plus fort, et son regard maintient le sien, avec obstination. Il cherche en elle la terreur de la proie, et trouve en elle un terrible mélange de sombre angoisse, lovecraftienne, teintée d’envie. Et les cris vont, crescendo, emplissant la pièce comme autant de convives à un rituel noir. Les morsures ardentes succèdent aux baisers empoisonnés. La toile se tisse, le piège se referme. Il le sent dans son regard, elle le sait. Le point culminant du larsen sexuel approche, et le sommier devient braise, tout comme ses yeux, et il sent monter en lui l’envie de lui faire s’échapper sa vie par la gorge, d’écarteler sa peau blanche pour la voir, entière. Elle l’étreint, et c’est comme s’ils se faisaient une promesse sans échanger de mots. Il la serre entre ses bras, aussi, et saisit un couteau. Sa gorge nue offerte à lui, il plonge la lame en elle, et elle ferme les yeux, et il ferme les yeux, et ensemble ils ont un orgasme, pendant que s’échappe d’elle son sang, qui colore leurs corps d’un nectar passionnel. Et elle meurt, encore agitée des soubresauts de sa blessure, et il a l’impression qu’elle s’endort, contre son corps. Elle est belle, et ce sang colorant sa peau livide lui semble être la plus belle chose qui lui avait jamais été donné de voir.

Tout son corps se consumant encore, il repense à leur promesse. Et lui revient son désir de la connaître entière, dans toute sa beauté humaine. Il plonge de nouveau le couteau, et ouvre la blessure à la gorge pour la faire courir de haut en bas, au milieu de sa poitrine, traversant son ventre, jusqu’à son sexe. Elle est belle. Tellement belle.

Et il se blottit contre elle, et il se nourrit d’elle. Jusqu’à ne plus avoir faim de quoi que ce soit. Et il s’endort, contre le corps de cette femme qui avait accepté de se donner à lui, entière, avec la plus grande confiance du monde.

                                                           ***

« Aujourd’hui, 21 octobre 19**, s’ouvre le procès de Kirk Broadwalk, et s’arrête pour les familles des victimes plus de deux ans d’attente et de douleur. Ayant été pris sur le fait dans une chambre d’hôtel sur les lieux de son dernier crime, où devait s’effectuer une manœuvre policière destinée en premier lieu à plusieurs baronnets d’un réseau de deal de stupéfiants sévissant dans les quartiers de notre ville, l’accusé a été surpris avec le corps d’une jeune fille a qui il avait infligé de multiples sévices. Il a tout de suite été arrêté et mis en garde à vue, et puis en détention préventive en attente de son procès. La jeune femme d’approximativement 25 ans n’a pas encore été identifiée.

S’ouvre donc aujourd’hui un procès qui promet d’être long et de réserver au juge de nombreux rebondissements, le nombre des victimes de celui qu’on a surnommé le Jack L’éventreur des temps modernes n’ayant pu être certifié. On lui a reconnu à ce jour plus d’une vingtaine d’homicides, toujours de jeunes femmes entre 20 et trente ans. Au nombre de ses chefs d’accusation se tiennent aussi diverses agressions, de la détention et usage de stupéfiants, ainsi que les recours réguliers au réseau de prostitution qui gangrène nos quartiers les plus modestes.

Il ne s’est pour l’instant exprimé, et a paru sans émotion à l’annonce de la peine demandée à son encontre. Le procès promet donc d’être riche en rebondissements, toute la lumière n’étant pas encore été faite sur cette affaire. » Le M****, 21 octobre 19**.

***

Once I was a teenager – Urit 2/4

L’homme se réveille, à moitié nu contre un sol de béton, froid comme la mort. Il est menotté, et le goût du sang coule de sa bouche comme le filet d’une rivière qui naît. Son œil droit s’ouvre à peine, et il comprend qu’une matraque avait achevé de le fermer. Sa tête est tellement douloureuse qu’il doit envisager chaque mouvement avec mille précautions. Il n’y a personne dans la cellule, et il comprend qu’il y a été jeté sans plus de ménagement, avec un probable coup de pied au cul. Ses souvenirs de la nuit dernière son flous, et l’alcool qu’a dû imbiber la kétamine et la cocaïne qui accompagnent habituellement ses soirées dans le quartier des putes aident son mal de crâne à effacer tout souvenir de sa mémoire. Qu’est-ce qui s’est passé ? La nuit a-t-elle été à la hauteur de ses attentes ? Kirk entreprend de fouiller sa mémoire. Mais sa tête est tellement douloureuse. A l’autre bout de la pièce, il y a une couchette. Lentement, sans trop savoir comment, il se relève. Ses vêtements sont abondamment tâchés de sang. Est-ce que ce serait le sien ?

Il rampe plus ou moins vers le matelas aussi fin qu’une feuille de papier de riz, et s’y allonge tant bien que mal. Que s’est-il passé. Il ferme de nouveau les yeux, et fouille ses souvenirs. Des sirènes, des voix en pagaille. Des lumières chamarrées qui colorent la nuit de leurs couleurs bleues et rouges. Des voix de femmes, qui hurlent. Des hommes qui se battent, des bruits de bouteilles cassées. Une voiture, encore des sirènes. Et. Des hanches. Des hanches qui dansent. Du sang. Le souffle court d’une femme qui ne hurle pas.

La nuit lui revient par pans, par morceaux démembrés, et il s’endort, à la recherche de ses souvenirs.

***

Marion. Mon nom est Marion. Je suis un être de chair et de sang, au cœur qui bat et aux idées qui fusent telles des gouttes de nitroglycérine.

Je suis un sexe, des hormones, une odeur, un toucher s’évaporant. Je suis des courbes qui se tordent et un souffle fiévreux se muant en un soupir étouffé.

As-tu déjà vu les yeux d’une femme abandonnée au plaisir ? As-tu déjà entendu cette symphonie s’échapper des lèvres de la créature qu’on désire, ce son bestial et voluptueux qu’on nomme gémissement ? As-tu déjà mordu un cou frémissant à ton toucher ? As-tu déjà léché une poitrine généreuse trempée de sueur ?

Toute ma vie je n’ai fait que danser. Toute ma vie je n’ai été qu’un corps, une entité se mouvant au rythme d’une musique; toute ma vie je n’ai été qu’une invitation à la chair. La perversion. L’oubli entouré d’un drap.

Je ne suis qu’un objet sexuel né pour satisfaire l’Envie. Je me sais empoisonnée. Je me sais née pour vous posséder et ensuite vous abandonner, l’esprit troublé et encore plein des impromptus de votre nuit, la plus belle de votre vie. J’aurai empli votre cœur et permis en vous la naissance du manque. Je passe et je disparais, on ne me possède qu’une fois. Seulement une courte et intense étreinte. Je ne suis qu’un objet sexuel né pour satisfaire l’Envie. Celle de l’Acte.

Jouissance. Désir. Cris. Soupirs. Sodomie. Baiser.

Comme un menu habituel. Comme une commande quelconque à un bar anonyme. Toujours un triste sentiment de déjà-vu au regard du visage déjà révulsé par les prémisses de l’orgasme. Je ne sais ce que je recherche chez tous ces hommes. Je ne sais ce qui me pousse à me décevoir dans les bras d’un rond-de-cuir chaque nuit, qui après m’avoir déclaré un amour inconditionnel, la semence adultère en mon sein, m’insulte le lendemain en me jetant un billet. Je ne sais ce que je recherche, pourquoi je laisse le commun des mortels graver sur mon front les lettres du métier le plus déshonorant au monde. Pute, catin, cocotte, prostituée, salope. Fille de rien. Ce que je suis.

Une fille de rien qui rêve de l’Etreinte. Qui rêve d’une seule nuit, faite de drogues, d’amour, de regards en forme de morsure de serpent et d’alcool. La fille de rien rêve de brûler en une seule nuit dans les bras d’un nouveau Candyman pour pouvoir ensuite mourir, et quitter cette perdition qu’on appelle existence.

Quitte à aimer, autant se consumer.

***

Ca y est, la nuit est finie. Peu à peu, les rues s’animent de nouveau, se remplissent de voitures sous amphétamines et de Citoyens qui se Lèvent Tôt, respectable engeance de notre monde.

Les lampadaires, témoins de la nuit passée, semblent s’éteindre soudain, comme une bougie qu’on soufflerait. Les Citoyens qui se Lèvent Tôt se dirigent d’un pas stalinien à leur travail, avec l’assurance sans faille de ceux qui ont trouvé leur place sur cette terre.

Grand bruit, les portes du métro s’ouvrent. Le couperet d’entrée-sortie du moyen de transport facile et citadin par excellence s’ouvre, et vomit la France qui se lève tôt. Et c’est vrai, il est tôt, et le jour qui n’est pas encore levé s’apprête à vivre une autre tranche de vingt-quatre heures, comptant parmi ces phases effrénées de la vie qui vous avale ou vous recrache comme une diarrhée carabinée. Les ménagères de moins de cinquante ans, le top bon marché déjà recouvert du vomi juvénile, courent pour emmener la progéniture vers un haut lieu d’Apprentissage quelconque ; des grappes de VRP cloués à quatre épingles sur du papier glacé, suant à grosses gouttes, se dirigent d’un pas modérément pressé vers un lieu où ils gagneront des sommes considérables d’argent. Ils marchent sur les corps comateux des sdf, cadavériques témoins des débauches nocturnes, dormant du sommeil abyssal de ceux qui ont passé les dernières heures à se griller les neurones à coups de substances illicites.

Ca y est, la France qui se lève tôt est réveillée, et elle explose d’énergie. Et ils sortent tous par grappes de la bouche de métro, gueule de loup moderne et électrique, témoin carnassier de toutes ces âmes vouées à l’économie de marché.

***

Madrid, bombardement et Picasso

Sources Getty Images

Madrid, 2003.

Je me souviens du jour où j’ai rencontré Picasso. J’étais plutôt jeune, onze ou douze ans, et l’art pictural m’intéressait, sans que je puisse dire que ce soit devenu ma passion. J’étais avant tout une adolescente qui se découvrait.

L’été, ou aux vacances scolaires, je suivais mes parents dans leurs pérégrinations. Lorsque nous étions en voyage, nous visitions très souvent des musées. Et Madrid ne fit pas exception. Mais cette destination me réserva quelques uns de mes premiers émois artistiques, et je dois dire que je m’en souviens encore très vivement aujourd’hui. Au Musée de la Reina Sofia, il est un tableau très connu qui me marqua profondément.
Comme à mon habitude, je déambulais de salle en salle, en me laissant porter par la visite. Mon regard glissait de toile en toile, et de salle en salle. Soudain, apparut devant moi une peinture de Picasso très connue, nommée Guernica. Cette oeuvre, créée pour dénoncer le bombardement de la ville du même nom en 1937 par les nazis et les franquistes, est devenue un symbole de dénonciation de la guerre en général. Elle dégage une force et une violence rare.

Je m’arrêtai face à elle. Le style cubiste figure parfaitement l’éclatement de la bombe. Les corps s’entremêlent, les bouches grandes ouvertes des personnages hurlent en silence. Un fantôme muni d’un cierge entre par la fenêtre, son visage empreint de compassion. Une mère, seins nus comme si elle s’apprêtait à allaiter, hurle de douleur la mort de son enfant dans ses bras. Le désordre du tableau évoque la panique générale. En noir et blanc, des flammes. De la fumée. De la chair en désordre. La mort.

Tout cela me frappe. Je considère l’ensemble. L’horreur de la guerre. Je me laisse pénétrer par l’énergie que dégage le tableau. Et par son message. J’en ressors profondément touchée, comme si j’avais parcouru cette pièce avec les victimes du bombardement. Comme si moi aussi, j’avais été à Guernica, en 1937, lorsque le bombardement eut lieu.

Je crois que c’est la première fois qu’un tableau aura su m’arrêter, par sa force et le talent de son peintre. Et ma rencontre avec Guernica et le talent de Picasso restera encore aujourd’hui pour moi parmi mes plus fortes découvertes artistiques. Je ne peux pas dire que je sois une amatrice de peinture cubiste, mais Guernica reste pour moi une oeuvre à part. Et je n’oublierai jamais ma rencontre avec elle.

Educ spé’ – Récits de terrain #12

Dessin de Pavo

Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, et finalement méconnu. C’est vrai ça, spécialisée en quoi ? On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.
Hé oui, c’est quoi être éduc?

J’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires de vie, des mémoires à vif de notre société actuelle. Notre vécu sur le terrain constitue bien plus qu’un quotidien professionnel. Que ces journées soient bouleversantes, douloureuses ou drôles, touchantes ou absurdes, elles sont bien plus que ça: elles restent bien souvent gravées en nous, et deviennent constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font désormais partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.

Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.

Un jour comme un autre, au Foyer. L’équipe fait rentrer les bénéficiaires pour qu’ils profitent d’un temps de repos avant le repas du soir. Lors de l’accueil des résidents, je vois arriver Monsieur Buchais, visiblement alcoolisé. C’est un homme de stature ordinairement calme, intelligent. Il paraît être dans la force de l’âge malgré ses cheveux et sa barbe blanche. Mais ce qui marque le plus chez lui, ce sont ses yeux bleu clair et sa façon de parler, aux accents mélancoliques. D’ordinaire, c’est un homme discret, qui ne s’est jamais présenté dans un état d’ébriété manifeste, à ma connaissance. Il se passe quelque chose. Je vais engager la conversation avec lui, pour comprendre ce qui ne va pas.

Nous parlons un peu, et il me montre un petit jeu d’adresse avec une pièce de monnaie. J’ai beaucoup moins de réflexes que lui, et le félicite de son habileté. En pensant à d’autres occupations de ce genre, j’ajoute qu’il doit « connaître beaucoup d’autres choses ». Immédiatement, son expression change et il me répond d’un air triste « Si tu savais… ». Son changement d’humeur est brusque, je lui propose alors d’aller s’asseoir dans la cour, et de fumer une cigarette ensemble. Il accepte.

Une fois assis, il commence alors à se livrer à moi. Il m’évoque son état de santé, me parle d’une côte fêlée qui lui fait mal, me montre sa jambe infectée par une vieille morsure de chien. Son mollet est dans un mauvais état. J’insiste sur le fait qu’il doit aller se soigner, ce qu’il refuse de faire parce qu’il n’en « voit pas l’intérêt ». Je négocie alors pour aller l’accompagner à l’infirmerie le lendemain. Il finit finalement par acquiescer, tout en ajoutant qu’il se « fout du reste ».

Il se met à regarder ailleurs, et continue : « c’est comme ceux que j’ai tués, je me dis que s’ils me voyaient comme ça, ils penseraient que je le mérite. » Il m’évoque son passé militaire, et ce qu’il a vécu lors du conflit au Liban en 1978. Je me sens démunie. Que dire à quelqu’un qui a vécu la mort, la guerre, et son cortège de sentiments abominables ? Que puis-je lui apporter pour lui redonner goût à la vie, du haut de ma minuscule expérience ? Je ne sais que dire, et le laisse continuer, en tentant de me convaincre moi-même du fait que vider son sac ferait du bien à Monsieur Buchais. Il continue donc, et me parle ensuite de sa fille, qui est morte à l’âge de quatorze ans pendant une compétition de gymnastique. Lors d’une mauvaise réception sur une poutre, elle s’est brisé la nuque. « Son Papa était là dans la salle, et il n’a pas pu faire quoi que ce soit pour la sauver. J’ai rien pu faire. Rien. J’y pense tous les jours, tu sais. »

Encore une fois, je suis démunie. Monsieur Buchais est divorcé, et je mesure en cet instant que la raison de sa séparation était probablement le décès de sa fille. J’ai en face de moi un homme brisé. J’essaie d’imaginer le sentiment de culpabilité qu’il doit éprouver. Par réflexe, j’essaie alors de rationaliser pour l’aider à gérer ce poids qui lui pèse sur les épaules, mais j’ai le sentiment que tout ce que je pourrai dire ne servira à rien. Que puis-je dire, que puis-je faire face à tant de violence, vécue et subie ?

Once I was a teenager – Urit 1/4

Nouvelle inspirée de Poppy Z. Brite, « Le corps exquis » – écrite il y a dix ans!

La rue se vide du jour qui descend.

Les habitations identiques s’étendent le long de l’avenue comme des plaques commémoratives. Le macadam semble glacé, alors qu’on le regarde. Les lampadaires étirent leur lumière glauque le long du trottoir, déshumanisant le quartier à mesure que les passants rentrent chez eux.

La rue est vide.

Résonnent seulement en son sein les bruits d’une ville endormie. Klaxons, cris, bourdonnements de moteur meurent au milieu du silence assassin, comme étouffés dans un sac plastic. Ici, le silence a prise sur tout, écrase chaque souffle pour s’étendre sur le trottoir.

La rue est vide.

Résonne seulement les pas d’un homme qui arpente le macadam, s’accordant à la nuit qui envahit la ville et endort les citoyens terrés dans leurs maisons.

C’est l’heure où la Ville dévoile sa part de dualité. C’est l’heure où les mères de famille se glissent sous les draps pour le missionnaire hebdomadaire, et où la Cour des Miracles investit les rues pour étaler son cortège de rebuts de l’Eden en mal d’hédonisme. Commence à résonner dans les rues, à cette heure tardive, la petite comptine des plaisirs charnels et de la défonce, qui transporte les pavés dans un autre monde où le bon sens n’aurait plus cours, jusqu’au jour suivant.

Toujours la même ritournelle, litanie mortifère à la mélodie sans pareille. D’abord, remonter l’Avenue. Ensuite, emprunter les rues, comme une évidence, et suivre le fil des pavés qui, peu à peu, se souillent d’ordures, de pisse, de sperme, de tessons de bouteille gisant à même le caniveau, comme des cadavres dans un fleuve. Toujours le même rythme, les mêmes accords qui s’accordent et charrient avec eux des parfums de cirrhose et de maladies vénériennes. Toujours la même mélopée, aux mêmes interprètes. A mesure que le macadam se souille d’immondices, les passants suivent la dépravation comme une bacchante se joindrait à une danse macabre. Les chemises des hommes s’ouvrent, les ceintures se défont, leurs corps, leurs poches se parent de taches de vin et de canettes de bière comme autant de parures guerrières. Suivant la mélopée disharmonieuse de l’ivresse des noctambules, ils laissent leurs démarches tanguer, leurs voix s’érailler, leurs mains se faire exploratrices de terres inconnues. Les femmes, elles, délaissent des mètres de tissu et habillent leurs formes rebondies de résille déchirée et de vêtements de mauvaise qualité, et laissent leurs hanches, leurs seins se dévoiler. Leurs entrejambes se mettent à dégager des effluves marines, et leurs timbres de voix s’habillent des accents vulgaires de Fleurs des Pavés.

L’homme balaie du regard cette nuit qui prend des accents infernaux, un petit sourire aux lèvres. Il aime arpenter le quartier aux putes. Moses Albright sent sont instinct de chasseur qui fait vibrer ses entrailles de plaisir : la nuit sera Sulfure, la nuit sera charnelle et sanglante, il le pressent. Encore une nuit de chasse, encore. Encore une nuit de plaisirs, de chair et de sang. Encore une nuit baignée de la voluptueuse moiteur des fluides corporels. Moses sent monter la plus délicieuse des sensations en lui, celle de l’interdit, celle glauque et dérangeante de la conscience encore, qui agonise au fond de l’âme et qui s’élève contre les actes commis et qui vont l’être.

La hâte fait courir des frissons délicieux le long de chacune des fibres de ses muscles, et tandis que l’air nourrit ses poumons de plus en plus intensément, il observe les rues qui s’électrisent, semblant s’harmoniser à lui. Autour de lui, les corps se cherchent, s’attirent, et se trouvent. Des femmes se font baiser contre des murs en briques, et des amants imbibés d’alcool et de drogues font semblant de s’aimer contre des portes cochères et dans des ruelles sales pendant que le plus vieux métier du monde cherche à faire son chiffre d’affaires.

Moses traverse la foule, élément immuable empreint d’une profonde paix au centre de ce haut lieu de bestialité humaine, dont les pontes sodomites semblaient s’adonner comme chaque nuit aux libations d’un culte païen qui célébrerait une divinité faite de chair et de viscères. C’est ici, en ce lieu où l’humanité jouissait du plaisir pervers de s’adonner à ses pires fantasmes, à ses plus basses pulsions, qu’il sentait s’installer en lui une paix profonde, à nulle autre pareille, un sentiment presque doux, à l’image de ce voyageur au long cours qui sent son cœur grandir à la vision retrouvée de son pays natal. Ici, il était chez lui. Son chez-soi, sa maison. Son terrain de chasse.

***