
« Ferme ta gueule et éteins la lumière ! » Une énième fois, l’haleine de Papa sentait la cigarette et le whisky bon marché. Maman pleurait en bas. Randall baissa les yeux, appuya sur l’interrupteur et se rallongea sous la couette, dans la pénombre. Il entendit la porte claquer, et se retrouva dans le noir. Cette sensation familière l’envahissait déjà, encore une fois. C’était comme si l’atmosphère avait pris corps, et pesait de tout son poids sur sa poitrine, tentant d’ouvrir ses paupières. Mais il n’osait pas.
Randall.
Une voix, venue de nulle part.
Randall. Tu m’entends ?
Ses yeux s’ouvrirent d’un coup, ne rencontrant qu’une aura de ténèbres opaques. Le petit garçon sentit une sueur froide lui courir dans le dos, humidifiant par la même occasion ses draps.
Randall.
Alors qu’il tentait avec difficulté de contrôler sa respiration haletante, son regard commença à s’habituer à l’absence de lumière. Petit à petit, il commença à distinguer son portemanteau, son armoire, la porte… Et puis ce qui sembla de prime abord être des arabesques de fumée qui s’étaient matérialisées dans l’air ambiant.
Ecoute moi, Randall. Je suis là.
Non. Pas de la fumée. Des tentacules. Fines, volatiles, agiles, souples comme des anguilles visqueuses. Elles s’entrelaçaient, partant de dessous son lit. Son cœur manqua un battement, et s’emplit d’une terreur froide et profonde qui le rendit incapable de faire le moindre mouvement.
C’est moi, Randall. Ne t’inquiète pas. Tant que je suis là, je te protégerai.
Étrangement, ces paroles le rassurèrent. Comme hypnotisé, il tenta de jeter un regard aux tentacules, qui ondulaient tranquillement dans l’obscurité. Sur chacune d’entre elles, des dizaines d’yeux le regardaient là où il y aurait dû y avoir des ventouses.
« Jenny ? »
Plus exactement, Randall.
La peur s’en allait, petit à petit, remplacée par la fascination ressentie pour ce qui était sous ses yeux. Il tendit une main lentement pour toucher l’apparition, mais quelque chose l’arrêta dans son geste. Maman. Elle criait, à intervalles réguliers.
Il la viole, Randall. Tu ne peux rien y faire. Dors, maintenant.
Quelque chose lui ferma les yeux, replaça son bras sous sa couette et se lova contre son cou tout en lui prenant la main. Tout en s’endormant, il lui sembla qu’il entendait encore le bruit produit par l’ondulation des multiples bras de la chose qui était sous son lit.
***
Quelques jours après l’accident, Jenny fut portée disparue. Les rues du quartier se couvrirent d’affiches portant son sourire rayonnant, comme si ce qu’elle avait été voulait se rappeler encore un peu à la mémoire de Randall. Partout, on pouvait lire : « MISSING : Jenny Waters, 12 ans. 1M50, yeux verts, cheveux blonds. Tâches de rousseur sur les pommettes. Le jour de sa disparition, portait des baskets blanches et un jogging adidas. Si vous avez la moindre information, merci de contacter ses parents ou les services de police au … ». On apprit rapidement que son meilleur ami était très probablement la dernière personne à l’avoir vue en vie. On le convoqua donc au commissariat pour qu’il puisse témoigner. Les deux inspecteurs chargés de l’enquête le reçurent avec beaucoup de douceur, supposant sans doute qu’il devait être choqué par l’événement. L’habituelle réserve hostile du jeune homme fut prise pour de la détresse, et l’interrogatoire qu’il subit ne présenta que peu de difficultés.
« – Nous savons donc que tu as passé l’après-midi avec Jenny Waters le jour de sa disparition. Peux-tu nous raconter ce que vous avez fait ensemble ? Il nous faudrait le plus de détails possibles pour pouvoir reconstituer son emploi du temps de ce jour précis. Ça nous aidera à la retrouver. » Pendant que Randall racontait ses souvenirs légèrement modifiés, il revoyait le déroulement de ces heures passées avec l’ancienne Jenny devant ses yeux. L’idée de se dénoncer lui traversa l’esprit. Et puis l’obscurité rassurante, habitée de ce grouillement tentaculaire lui revint. Non, il ne voulait plus se retrouver seul dans le noir, maintenant qu’il était en sécurité.
« – On s’est retrouvés après qu’elle ait mangé avec ses parents. Les miens travaillent le samedi, du coup j’ai mangé tout seul. On est allés d’abord au lac, pour discuter. Je crois que ça a duré trois heures. Après, avant qu’elle parte, on a fait une partie de base-ball devant chez moi. Vers dix-huit heures je pense, elle m’a dit qu’elle s’en allait. Elle m’a expliqué qu’elle avait envie de traîner encore un peu vers le lac. Je ne l’ai pas suivie parce que mon père est sévère, et qu’il m’interdit de traîner dehors. Je ne voulais pas me faire prendre. Alors je l’ai laissée partir. » Les policiers le laissèrent s’en aller ce jour-là. Randall se demanda s’il avait réussi à leur faire croire à son histoire en partie véridique. Il avait bien peur de son père, ils avaient bien joué ensemble. Il n’avait pas laissé partir Jenny. À un détail près, son récit devait sembler vrai. Et c’est probablement ce que les enquêteurs avaient dû penser, puisqu’ils ne l’avaient pas rappelé le lendemain.
[A suivre…]