
« Un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. » Jean-Paul Sartre
Un rai de lumière passait par la porte entrouverte. Randall savait, bien sûr, qu’à onze ans ce n’est pas normal d’avoir besoin de la lumière du couloir pour s’endormir. Mais les luminaires diffusaient une atmosphère rassurante, presque chaleureuse dans sa chambre plongée dans la pénombre. De cette façon, son portemanteau semblait moins menaçant, et ses vêtements entassés dans son armoire ouverte avaient seulement l’air de vêtements prêts pour la journée de demain. Et pas d’autre chose. C’était si facile de se laisser aller à la terreur en imaginant des créatures invisibles guettant son sommeil pour l’attaquer. Qui sait si sa commode ne cachait pas un amas de tentacules tapies dans l’ombre, prêtes à se jeter sur lui pour lui sucer les yeux ? La lumière du couloir le rassurait. Elle empêchait le fil de ses pensées de se dérouler, la danse macabre de s’ébranler, elle prévenait le manège mortifère de sa phobie de s’enclencher. Comme chaque soir, Maman lui avait dit de s’endormir vite, et de faire de beaux rêves. Et comme chaque soir, Randall angoisse déjà à l’idée qu’il n’arrivera pas à dormir avant que la lumière ne s’éteigne, et que cette ritournelle rituelle ne revienne le hanter. La suite, il la connaît par cœur. Sueurs froides, sensations d’étouffement, paralysies du sommeil, hallucinations auditives et sensorielles. Papa éteindrait la lumière à son retour du travail. Bonne nuit, mon chéri. Fais de beaux rêves.
En bas, Randall entendait des bruits de vaisselle. Maman préparait le repas de Papa, en l’attendant.
Ses yeux ne voulaient toujours pas se fermer. Dans sa tête, les mots « Je vais bientôt être dans le noir, il faut que je dorme. » s’entrechoquaient jusqu’à en être presque audibles. Il faut que je dorme. Ils vont bientôt éteindre la lumière. Papa n’est pas rentré, mais il ne va pas tarder. Je vais me retrouver dans le noir. Il faut que je dorme.
Son père allait encore une fois le réprimander pour avoir trouvé le couloir allumé. La honte et l’appréhension mêlés empêchaient ses yeux de se fermer. Et pour une nouvelle nuit, la perspective de se réveiller dans le noir complet le terrifiait.
Il faut que je dorme.
La porte d’entrée claqua. Papa est rentré. C’était comme si, tout d’un coup, l’atmosphère devenait lourde. Furieuse. On pouvait le sentir dans l’air. Le garçon entendit son père poser ses chaussures de chantier dans l’entrée avec de grands gestes lourds, et son manteau sur le portant. Maman salua son mari, avec des trémolos dans la voix. Un grognement lui répondit. La chaise grinça sur le carrelage de la cuisine. Un silence passa.
« C’est quoi ça ? » Le cœur de Randall se mit à battre la chamade. La voix était caverneuse, rocailleuse. Voilée.
« C’est pour ça que tu glandes quatre heures à la maison avant que je rentre? Tu te fous de ma gueule ? Tu crois que ça va me rassasier après une journée de boulot, tes putain de petits pois avec un steack trop cuit ?! » Maman répondit quelque chose de suppliant et d’inaudible. Papa grogna.
« Ferme la ! » Il la gifla avec une telle force que le coup s’entendit dans la chambre du garçon. Avec des accents de bête, il ajouta : « Ça t’apprendra, salope. » Randall l’entendit entamer son assiette, pendant que sa mère pleurait. Lui aussi sanglotait, les mains plaquées contre sa bouche, en essayant de faire le moins de bruit possible. Papa continua à frapper Maman après avoir fini de manger, en lui hurlant que la bouffe était dégueulasse. Il hurlait de rage, elle criait de douleur. Ses beuglements se faisaient de plus en plus graves, de plus en plus rauques, comme des rugissements.
Papa s’arrêta de cogner soudainement. C’est vrai qu’on ne pouvait plus entendre Maman crier. Il cassa son assiette par terre, ouvrit le placard pour prendre une bouteille d’alcool fort, puis monta les escaliers. À pas lourds, et lents.
« Pourquoi cette foutue lumière du couloir est encore allumée ?! » Randall se cacha sous sa couette sans demander son reste. Son cœur était tombé dans sa poitrine. Il pouvait entendre distinctement la respiration sifflante de son père. Il eut une quinte de toux grasse.
« Peur du noir, à ton âge ? Espèce de petite pédale. Qu’est-ce qui m’a foutu une merde pareille en guise de fils ? Je vais éteindre cette putain de lumière, et tu vas passer la nuit dans le noir complet ! Et si je t’entends chialer, je viens t’en coller une ! » Randall ne répondit rien. Il souleva légèrement sa couverture, et considéra du regard la main droite de son père. Les doigts étaient massifs, et le poing semblait être aussi gros que sa tête. Chacune de ses phalanges était couverte d’une toison de poils noirs. Ses ongles étaient crasseux, et rugueux comme de l’écorce. Un seul coup de cette main l’assommerait, sans aucun doute.
Sur ces mots, Papa claqua la porte. Le garçon se recroquevilla sur lui-même, tentant de maîtriser sa respiration.
« Est-ce que mon père c’est le croquemitaine ? »
***
Ce matin, Maman a un bleu sur son œil droit. Elle a l’air fatiguée. Elle lui dit qu’elle est tombée dans les escaliers hier soir, qu’il ne faut pas s’inquiéter. Mais son fils sait bien que c’est Papa qui lui a fait du mal. Ce matin, le ciel est gris. Randall ne dit rien. Son cerveau est vide, il a encore mal dormi. La seule pensée réconfortante tient à la perspective selon laquelle sa journée d’école va forcément être amenée à se terminer, d’une manière ou d’une autre. C’était comme ça ; à l’école les choses s’étaient toujours déroulées difficilement. Il n’a jamais vraiment été présent. Toujours ailleurs, comme dans une bulle. Le garçon se sentait en décalage, comme s’il n’appartenait pas à la même temporalité que les autres. Les rares fois où il avait été en contact avec Eux, leurs préoccupations lui avaient semblé inintéressantes, voire futiles. De ce fait, mieux valait rester seul plutôt que s’ennuyer à plusieurs. Cette année-là n’est pas différente des autres. Rien n’a prise sur lui, ses professeurs s’inquiètent de son mutisme tout en valorisant ses capacités, les autres élèves et leurs vociférations n’ont aucune prise sur lui. Tout est un brouhaha incohérent auquel il ne prête plus attention, tant il ne le comprend pas. Quoi qu’il en soit, la plupart du temps Randall n’éveille rien d’autre que de la gêne chez les gens de son âge. Comme s’ils étaient naturellement repoussés par cette bizarrerie qui émane de ce petit corps malingre.
La seule qui arrive à briser cette bulle, c’est Jenny. C’était la première année que quelqu’un lui manifestait un semblant d’attention, et Randall ne comprenait pas comment il avait pu se faire remarquer par une fille aussi jolie. Peut-être qu’elle aussi avait un père violent ? Ou peut-être était-elle animée par ce même sentiment de Différence qui avait toujours isolé le garçon ? Va savoir. Toujours est-il qu’elle était comme un rayon de soleil dans son quotidien un peu sombre, sur qui on pouvait toujours compter. Jenny était toujours souriante, imaginative et aventureuse, et cette année avait été riche d’innombrables échappées belles. En faisant l’école buissonnière, Randall oubliait un peu les bleus de sa mère, les hurlements de bête de son père, et l’obscurité multiforme de sa chambre.
À dix-sept heures, après un interminable ennui en classe, Randall aperçut Jenny dans les couloirs, au milieu de la cohue des élèves. Elle l’avait remarqué aussi et s’approcha, son lumineux sourire habituel éclipsant la teinte de ses cheveux blonds.
« Randall ! Ça va ? – Il marqua un temps.
- Pas trop. Ça te dit une partie de base-ball devant chez moi ? »
***
Le moment que Randall préférait dans la semaine, c’était le samedi après-midi. Son père y travaille, sa mère aussi. Pas d’école. C’était un des rares moments de solitude, où une véritable liberté était possible. En général, les deux amis se retrouvaient pour passer du temps ensemble, malgré l’interdiction formelle du père de Randall. Qui aurait pu savoir qu’ils avaient bravé l’interdit ? Et puis, courir dans les champs ou faire une partie de base-ball, ce n’est pas un crime. Alors ils se retrouvaient chaque samedi pour jouer, discuter comme deux jeunes de leur âge. Peu importe la façon dont le monde tournait autour d’eux.
Ce samedi-là, ils avaient exploré les environs du lac situé non loin de chez eux, et décidé de faire une partie juste avant le retour de Papa. Jenny avait pris le gant, et lui la batte. Elle réussit quelques beaux lancers, le forçant à redoubler de force pour renvoyer au loin la balle blanche. Jenny riait beaucoup, et Randall se sentait bien. Peu importait qu’il rate ses coups, ou qu’elle ne sache pas faire des lancers corrects. Ils s’amusaient tous les deux de la situation, de leur nullité qu’ils qualifiaient d’originale, aussi belle que leur étrangeté commune qu’ils revendiquaient comme étant leur essence. Les deux amis enchaînaient les lancers, tantôt en riant, tantôt en parlant de leurs vies. Jenny était la seule à qui il pouvait confier ce qui lui pesait sur le cœur, et il n’avait pu raconter le vrai visage de son père à personne d’autre.
« Allez, cette fois ci tu me la renvoie de toutes tes forces ! » Avec un large sourire espiègle sur son visage, elle esquissa le geste pour préparer son lancer, et il se positionna pour pouvoir y répondre correctement, repliant ses bras pour que l’extrémité de la batte repose sur son épaule droite. Jenny prit de l’élan, et la balle fendit l’air. Sans savoir si c’était pour impressionner son amie ou par réflexe, Randall décida soudain de mettre toute la puissance de ses muscles inexistants dans cette frappe, et tomba pratiquement en avant tant il renvoya le projectile avec énergie. Essoufflé mais content de son effort, il releva la tête pour trouver Jenny à terre, inanimée.
« Hé, ça va ? » Pas de réponse. Il se précipita au chevet de son amie, et la secoua.
« Jenny ! Ça va ?! » La balle l’avait heurtée en pleine tête, l’une de ses tempes commençait à rougir sous le choc. Randall la secoua encore, sentant la panique monter en lui. Aucune réponse, elle avait l’air inconsciente. Il lui asséna une claque. Puis une deuxième, plus forte. Impossible de la ramener à elle. Une troisième, encore. Toujours rien.
Le garçon commença à penser à son père, et ses hurlements. À sa mère, et ses pleurs. Il repensa à l’interdiction de jouer à l’extérieur avec qui que ce soit. Avec personne. Il n’avait pas le droit. Pas le droit. Et Jenny était inconsciente devant chez lui. Ses mains continuaient à asséner des coups, encore et encore, alors qu’il se mettait à pleurer. Jenny. Réveille-toi. Randall repensa à la dernière fois où son père l’avait puni. Pas le droit. Jenny. S’il te plaît. Réveille toi. Je ne veux pas que Papa me tue. Et son poing s’était fermé, et ses sanglots s’étaient faits terrifiés. Pas jouer dehors. Qu’est-ce que je vais faire si elle ne se réveille pas ! Jenny ! Pourquoi on a voulu jouer au base-ball aujourd’hui, pourquoi ? Pas le droit de jouer dehors, il me l’avait dit ! Et son poing martelait la joue de la jeune fille, dans l’espoir fou de la réveiller. J’ai pas le droit de jouer dehors, Jenny ! Si tu ne te réveilles pas maintenant, Papa va revenir et me tuer parce que je t’ai fait mal !
Une goutte tombée sur sa joue l’arrêta net.
Il ouvrit les yeux, et contempla son poing. Ses phalanges étaient couvertes de sang. La joue de Jenny était enfoncée. Son œil était gonflé.
« Qu’est-ce que j’ai fait… Pourquoi elle a cette tête ? Papa va revenir d’une minute à l’autre… » Malgré ses pensées décousues, le sentiment de survie qui lui avait fait éviter si souvent les coups de son père envahit la poitrine de Randall. Il regarda autour de lui rapidement, et ne vit personne dans la rue. Il empoigna les pieds de Jenny, et la traîna dans la maison. Marche par marche, le garçon hissa le corps avec difficulté, jusqu’à sa chambre. Il nettoya tant bien que mal les traces de sang sur le living et rangea la batte et la balle. La pelouse comportait peu de stigmates de ce qui venait de se passer, mais il gratta la terre pour les effacer. Ensuite, il poussa Jenny sous son lit, et se lava les mains consciencieusement. Est-ce qu’elle est morte ?
[A suivre…]