
Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, et finalement méconnu. C’est vrai ça, spécialisée en quoi ? On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.
Hé oui, c’est quoi être éduc?
Avant même d’être diplômée, j’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires de vie, des mémoires à vif de la réalité de notre société actuelle. Je m’en rends compte maintenant, notre vécu sur le terrain, constitue bien plus qu’un quotidien professionnel. Que ces journées soient bouleversantes, douloureuses ou drôles, touchantes ou absurdes, elles sont bien plus que de simples journées: elles restent bien souvent gravées en nous, et deviennent constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que depuis ma première véritable expérience de profonde peur à mon travail, je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font désormais partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.
Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.
Laissez moi vous conter une nouvelle histoire, sortie de ma besace de souvenirs…
Patrice est un résident du Foyer de longue date. Je me rappelle clairement de ma première rencontre avec lui : cheveux longs sales et en bataille, casquette perpétuellement vissée sur la tête, un œil bleu azur, et l’autre crevé. Personne d’ailleurs n’avait pu m’expliquer comment il l’avait perdu. Tout d’abord volubile, bavard, souriant et facile d’accès, Patrice s’était renfermé peu à peu durant mon stage, et son état s’était dégradé. Son alcoolisme qu’il déniait avait fini par le rendre encoprésique, il n’était pas rare de le voir seul, souillé par ses propres déchets. Lors des soirées passées sur le collectif, il m’adressait de moins en moins la parole. Et peu à peu, le semblant de relation que j’avais établi avec lui se dégrada lui aussi, jusqu’à cette soirée de février.
Tout commence, comme à chaque fois, par l’ouverture des portes. Dix-huit heures. Les résidants et appelants du 115 font la queue pour enregistrer leur passage pour la nuit. D’autres viennent simplement demander un repas chaud, que nous n’avons malheureusement pas le droit de leur offrir. Un de mes collègues s’occupant de noter le passage des usagers dans l’ordinateur de l’accueil, je reste donc dans les parages et engage la conversation avec les usagers alentour. Au bout d’une demie-heure semblable à l’aroutine habituelle de ce moment de la journée, je sors devant l’entrée. Quelques bénéficiaires sont en train de fumer une cigarette ensemble, et j’avais dans l’idée de me joindre à eux pour faire de même. Patrice, Titi, et d’autres sont présents.
J’engage la conversation avec eux, et remarque que Patrice est en état d’ébriété. Il a l’air d’être plus enclin à l’échange, et je saisis cette occasion pour échanger avec lui. Et sans crier gare, il s’ouvre à moi. Comme pour se rassurer, il commence par insister lourdement sur le fait qu’il doit me faire confiance avant de travailler avec moi. Je réponds en insistant sur le fait que je ne le forcerai pas à quoi que ce soit. Il n’était de toutes façons pas prévu que je prenne en charge sa situation. Finalement, il me parle de lui. Me raconte sa vie d’Avant. Me parle de ses enfants, éloignés de sa vie à cause de l’alcool. Finit par me parler de sa femme, de l’amour qu’il lui porte, de leur histoire, et de son décès. Il a perdu l’amour de sa vie 32 ans auparavant, et pense toujours à elle. C’est pour lui cet événement qui l’a plongé dans la précarité. Et lorsqu’il me parle d’elle, il a le regard qui brille encore, racontant un amour adolescent qui flamboiera toujours, malgré les aléas de la vie.
Son récit me touche beaucoup, et je pense à ma Soeur, emportée par un cancer du sein quelques mois auparavant. Je comprends sa peine, qui me rapporte à la mienne. Je ne peux pas m’empêcher de faire le lien avec ma propre relation amoureuse, qui durait à l’époque depuis quatre ans. Je lui parle un peu de mon compagnon, et pour me répondre il a alors des mots fragiles, magnifiques :
« Ne laissez personne vous dire quoi faire, d’accord ? Vivez pour vous, faites vous plaisir, faites ce que vous voulez et n’écoutez pas les autres ! Aimez vous, et n’attendez pas de vivre à cause des autres ! On a perdu du temps avec ma femme parce que nos parents ne voulaient pas qu’on s’aime, mais on s’est battus ! Et on a été ensemble. Le temps passe vite, n’attendez pas pour vous aimer ! ».
Une fois cette discussion terminée, je dois dire que j’ai été chamboulée, à la fois par la découverte d’un homme brisé par la vie, et par les mots qu’il avait eus. Dès que j’eus cinq minutes de liberté, j’en profitai pour appeler la personne qui partageait ma vie, pour lui déclarer ma flamme. Et encore aujourd’hui, ce moment de partage m’est resté gravé comme si c’était hier.