
Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, et finalement méconnu. On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail. C’est quoi être éduc?
J’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires, des mémoires à vif de la réalité de notre société actuelle. Je m’en rends compte, notre vécu sur le terrain constitue bien plus qu’un quotidien professionnel. Que ces journées soient bouleversantes, douloureuses ou drôles, touchantes ou absurdes, elles sont bien plus que cela et restent bien souvent gravées en nous, devenant constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que depuis ma première véritable expérience de peur à mon travail, je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.
Pour des raisons de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers ont été modifiés.
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Une chaude après midi d’été dans ce foyer pour mineurs isolés. Une tablée a été dressée dans la cour, autour de laquelle sont assis travailleurs sociaux et jeunes pour partager un repas. Aujourd’hui, des artistes son venus pour présenter leur travail, en parallèle de leurs représentations qui se tiennent en ce moment dans les alentours. Leur projet est basé sur un enregistreur de leur cru, qui ressemble à un vieux gramophone. Ils l’ont emmené en voyage un peu partout, et ont demandé à des gens de leur chanter des chansons traditionnelles. Cette banque sonore multiculturelle constitue la base de leur spectacle.
Une femme chante pour les jeunes, puis un autre artiste leur présente quelques enregistrements en leur expliquant d’où viennent les chants avant de les faire entendre. Est-ce la chaleur écrasante? Les jeunes paraissent peu intéressés, peu réactifs au travail des deux artistes. Je discute avec T., qui me dit comprendre le dialecte d’une chanson, même si elle ne vient pas de son pays. Nous entamons un échange sur les différentes ethnies présentes dans la partie d’Afrique dont il est originaire, mais soudain il s’interrompt alors qu’un chant guinéen commence à retentir.
On a soudain l’impression qu’on a rallumé la lumière dans les yeux des jeunes. Ils se regardent entre eux, l’air de dire « oh! mais je comprends cette langue? »! Spontanément, les mains se mettent à battre le rythme, et F., un jeune expansif, se lève d’un bond et commence à entamer des pas de danse improvisés. Les autres l’accompagnent de sifflements pour l’encourager, galvanisés par le plaisir d’entendre une langue qui vienne de leur pays. L’émulsion dure le temps de la chanson, et met un sourire sur toutes les lèvres. Puis le silence revient, les clappements cessent et F. se rassoit. J’aurais aimé que ce moment dure plus longtemps…!
Ce sont des moments comme celui-ci qui me font aimer mon travail. Ces instants fugaces, empreints d’éternité, de complicité, d’humour, de liens qui se créent entre usagers et professionnels sans que rien ne soit prévu, au hasard de la vie, des moments dont l’humanité constitue le fil rouge. Après ces journées-là, je prends bien soin de garder par devers moi ces instants qui subliment la couleur de la vie comme des petites lumières magnifiques. Grâce à eux, je trouve de la force pour affronter les difficultés professionnelles à venir.
Qu’y a-t-il de plus beau que le partage?