
Réécriture d’une nouvelle inspirée de « Pauvre petit garçon », de Dino Buzzati
Les lumières de la Ville répandaient leur aura jaunâtre et souffreteuse sur le macadam. L’heure était tardive. La nuit était tombée, et avec elle s’était éteint le tumulte anxieux de la Métropole. La rue s’était nimbée d’un vacarme inaudible de klaxons, de moteurs en marche et d’éclats de voix lointains. L’ensemble évoquerait presque les appels de divinités étranges, inhumaines. Seules subsistaient les ombres des maisons individuelles, épiant les pas des noctambules telles des entités surnaturelles. Le silence des trottoirs pesait comme une chape de plomb, rimant avec la solitude des réverbères fatigués.
Une avenue anonyme. Des pavés écrasants, des maisons en file indienne. Deux silhouettes.
Un homme, grand et efflanqué, vêtu d’un costume de tweed couleur cendre, marchait avec de grandes foulées lunaires. Les deux grandes ailes d’une blancheur de lait qui lui transperçaient le dos tressautaient à chaque pas. Un petit garçon rachitique et malingre le suivait à grand-peine, pendu à sa main droite.
« Où on va ? » La voix criarde du petit garçon avait déchiré le silence contemplatif. Sa distonie glaça le sang de l’Ange, sans qu’il puisse en saisir la raison. Il lança un regard à Rudolf, qui le fixait avec toute l’insolence opiniâtre de ses prunelles sombres. C’était un enfant. Pourtant, le feu de ses yeux lui fit un peu peur, inexplicablement.
« Samaël ? On est bientôt arrivés ?
- Nous ne sommes plus très loin. »
Ils marchèrent jusqu’au bout de l’avenue, en silence. L’Ange et l’enfant empruntèrent une rue à gauche, une ruelle à droite, puis une autre artère.
Furtivement, la foule envahissait les rues comme une infection. Des prostituées, lascivement collées aux murs de briques, faisaient couler leurs voix mielleuses de leurs haleines putrides, tandis que des ouvriers buvant leur paye du jour plongeaient la tête entre leurs seins trempés de sueur. Les pantalons tombés sur leurs chevilles trempaient dans le caniveau souillé d’alcool, d’ordures et de pisse. Des ronds-de-cuir ivres morts se laissaient aller au coma, laissant des rats se nicher dans leurs costumes rongés par les mites. Des enfants à l’aspect malingre se lançaient des pierres, poursuivis par leurs mères, l’oeil rouge et la voix écorchée, qui tentaient sans succès et à force cris de les ramener à la maison.
La rue pavée aux murs de briques d’un autre âge semblait envahie par les manifestations blasphématoires d’une assemblée de Bacchantes, qui serait occupée à exécuter une Danse Macabre. Le foule était compacte, bruyante, vicieuse, grouillant comme une armée de cafards belliqueux et offensifs. Sa mélopée disharmonieuse semblait suinter des interstices et fissures des murs, s’écoulant entre les immeubles qui manquaient de s’écrouler et la chaussée au pavage édenté. La putréfaction ambiante fleurait bon le vice et les maladies vénériennes. L’ange et son protégé s’y engouffrèrent, comme dans de la vase. Ils se frayèrent un passage entre une pute en plein artisanat et deux biturins qui martelaient du bout de leurs semelles la figure maculée de sang d’un clochard. Le mouvement de la foule ne changea pas. Des regards glissèrent sur eux, sans réaction. Étaient-ils visibles aux yeux du monde ?
Quelques pas plus loin, surgit une porte vermoulue, encadrée par deux jeunes filles dont les guêpières durent être pourpres, il y a longtemps. Samaël donna un coup de pied dans les planches pourries, qui craquèrent et s’ouvrirent.
Un couple de noctambules qui se besognaient l’un-l’autre était affalé dans le hall d’entrée. Samaël et Rudolf enjambèrent les amants ainsi que les monceaux de détritus qui jonchaient le palier de porte, et entamèrent l’ascension des marches.
Premier étage. Les vagissements d’un bambin en furie percèrent les cloisons qui s’effritaient déjà.
Second étage. Une femme hurlait de douleur à intervalles réguliers, comme sous des coups répétés. Les beuglements d’une adolescente qui tentait sans succès de chanter un blues semblaient narguer la victime.
Troisième étage. Une femme simulait un plaisir intense à grands renforts d’onomatopées absurdes et de monosyllabes dédoublées. La deuxième porte était silencieuse. Ils entrèrent dans un tout petit appartement, meublé simplement d’un lit, d’une table et de quelques chaises, cloisonnés par des piles de papiers divers. Le tout était éclairé par les braises d’un feu vieux de quelques heures, qui luisaient doucement dans la cheminée.
Samaël lança de nouveau son pied pour refermer la porte, ce qui eut pour effet d’accroître les cris de jouissance de la voisine en pâmoison.
Le duo s’assit face à face, à la table. Rudolf foudroyait du regard son compagnon, et ce fut après un long silence que le Gardien décida de briser la muette obstination de son protégé : « Si tu m’as appelé, ce doit être pour une raison. » Le petit garçon avait dans les yeux cette insolence maligne qui pousse les enfants à appuyer sur les sonnettes de leurs voisins et tirer la queue des chats, par goût de la confrontation pure et simple.
« Parle quand tu le souhaiteras, j’ai l’éternité devant moi. » Samaël replia ses ailes et s’allongea sur le lit, qui gémit sous son poids. Il s’alluma une cigarette. L’Ange n’était que nonchalance et cela énerva Rudolf.
« A quoi tu me sers ?!
- A quoi je te sers ? Mais à t’aider, te soutenir, te guider vers la bonne Voie, la Paix intérieure… enfin tu sais.
- Alors dis moi ce que je fais ici.
- C’est toi qui as souhaité me voir.
- Pas dans cet appartement ! Pourquoi je vis ?! »
Samaël se releva, et s’assit face à l’enfant. Il avait un sourire amusé.
« Que veux-tu savoir, gamin ?
- Je te l’ai dit ! Que fais-je ici ! À quoi je sers, pourquoi je vis !
- À dix ans, on ne se pose pas ce genre de questions… Tu as le temps.
- Réponds moi ! Tu es mon Ange Gardien, tu dois le savoir !
- Comment veux-tu que je réponde à cela, Rudolf ? Tu es le seul écrivain de ton histoire, le seul qui pourras décider de ce qu’il adviendra de toi, et de ce qui donnera un sens à ta vie. Je ne suis pas un bon génie, je n’exauce pas les vœux !
- Mais Samaël, je sens que je suis voué à faire de grandes choses, tu sais ! Ce corps-là n’est pas le reflet de ce que je suis au fond de moi… Plus tard, je serai aimé et acclamé par des foules entières ! Je serai l’idole d’une nation, je le sais ! Ils verront. »
L’Ange jeta un regard au petit garçon, les yeux brillants, qui lui racontait ses rêves de gloire. Un malaise le reprit.
« Qui verra ? » Rudolf s’arrêta, coupé dans son élan.
« Les autres.
- Ils verront quoi ?
- Que je ne suis pas un gringalet, une mauviette, une fiotte ! Ils verront que je suis bien supérieur à eux. Je leur montrerai qu’ils ont eu tort de me traiter ainsi. Je serai aimé, adulé, ils me jalouseront. Ils s’en mordront les doigts de jalousie.
- La vengeance ne sert à rien, gamin.
- Non, tu ne comprends rien ! Je veux montrer au monde que je suis fort ! Malin, intelligent, beau ; je veux leur montrer qu’ils ont eu tort de rire de moi parce que je suis bien supérieur à eux.
- Rudolf, entretenir ce fiel dans ton cœur ne te servira à rien. La haine appelle la haine, et elle rend malheureux. En faisant ton chemin et malgré les difficultés tu rayonneras, et tu n’auras plus besoin de les voir diminués. À ce moment-là, tout le monde la verra, ta beauté. Parce que ta richesse intérieure ressurgira sur les autres. À vouloir te comporter comme les petites frappes qui te tourmentent, tu ne récolteras rien de bien.
- Et qu’est-ce que ça peut bien faire, que je veuille faire comme eux ? – Samaël eut un soupir.
- Si tu ne m’entends pas essaie au moins de m’écouter, Rudolf.
- Non, c’est toi qui vas m’écouter ! Tu peux sûrement me dire comment accomplir mon destin, et ce le plus rapidement possible. – L’Ange leva les yeux au ciel avec agacement.
- Non.
- Tu me laisserais endurer ce qu’ils m’infligent ?
- Encore une fois, je ne suis pas un génie qui exauce les vœux.
- Mais tu ne sais pas ce que c’est ! Tu ne sais pas ce que c’est que de voir le dégoût dans les yeux des gens, tu ne sais pas ce que c’est que de subir des coups, des brimades, des insultes, et de sentir qui personne au monde ne ressent de compassion pour toi, pas même ta propre mère ! Tu ne peux pas comprendre ! Dis-moi, Samaël ! Dis-moi comment je peux les écraser ! – Le Gardien eut un nouveau sourire amusé.
- Je suis ici pour te faire suivre des principes moraux, te faire accéder à la sagesse… Pas au pouvoir despotique.
- C’est un Ange qui vit dans un quartier aux putes qui me parle de principes moraux ? – Rudolf avait piqué Samaël au vif.
- Je n’ai pas de leçons à recevoir de toi! Les gens d’ici ne voient que ce qu’ils veulent voir, ou ce qu’ils sont venus chercher. C’est pour cela que je peux évoluer ici à l’abri des regards. Et si tu es le seul ici à pouvoir me voir et me parler, c’est parce que je le veux bien, et que tu es mon protégé ! Si tu continues à me manquer de respect ainsi, tu retourneras dehors, à prendre du recul tout seul sur tes envies de meurtre !
- Tu ne sers à rien Samaël ! – L’Ange eut un geste de lassitude, qu’il réprima.
- Comment peux-tu être autant aveuglé à ton âge ? Pendant mon incarnation sur terre, j’ai essuyé trois révolutions et six pandémies, et je n’ai que très rarement vu autant de colère en un seul être, encore moins chez un enfant… La nature humaine m’étonnera toujours.
- Mais que diable puis-je faire pour que tu réagisses… » Rudolf s’interrompit.
Un grondement se faisait entendre depuis le plancher.
Les meubles se mirent à trembler, les murs à se lézarder, les piles de papiers s’écroulèrent les unes sur les autres.
Samaël et Rudolf se regardèrent, sans parler. Ils ne bougeaient pas. Toute rancune avait disparu.
Le duo semblait être le seul à pouvoir assister à ce qui se passait, car on pouvait encore entendre les hurlements de satisfaction de la voisine au bord de l’accident vasculaire cérébral, ainsi que les cris d’un autre couple qui se disputait au-dessus d’eux.
Soudain, les braises de la cheminée s’ébranlèrent. Un tas se forma dans l’âtre, qui devint une montagne, et prit la forme d’un corps pourvu de deux yeux rouges flamboyants. Une fumée emplit la pièce, qui empestait atrocement le soufre. Enfin, une voix grave, profonde, puissante, sépulcrale et millénaire se mit à parler.
« En vérité je vous le dis, j’espère n’avoir pas été dérangé pour rien. » Aucun des deux ne répondit. Rudolf était terrorisé, et Samaël sur ses gardes. Il y eut un temps, hors du décompte des secondes, où personne ne dit mot. L’apparition prit finalement la parole.
« Viens à moi, Rudolf. » L’enfant n’osait pas refuser. Bizarrement fasciné, il s’approcha.
- Sais-tu qui je suis ? Je suis la flamme, le brasier rougeoyant et tourmenteur, je suis la noirceur et le vice, je suis légion abominable, monstruosité formidable, je suis Lucifer, prince des enfers, chevalier de l’ordre de la Mouche. Que puis-je faire pour toi, Rudolf ? Pourquoi m’as-tu appelé ?
- Il ne t’a pas appelé, horrible créature ! Retourne d’où tu viens ! Ne l’écoute pas, Rudolf. C’est ton âme qu’il veut.
L’enfant détourna le regard des braises, un profond dilemme dans le cœur. D’un regard qui contenait la dernière parcelle de toute l’innocence et la beauté de son être, il considéra l’Ange et le diable avec toute la crainte de l’enfant de dix ans qu’il était encore.
- Que souhaites-tu, Rudolf ? Bonheur, grandeur, pouvoir, réussite, amour ? Je peux tout pour toi. Il me faut juste ton âme, et une autre offerte en tribut de ton allégeance à mon pouvoir.
- Ne fais pas ça gamin, tu vaux mieux que ça ! Il se sert de toi… Si tu lui dis oui, tu ne pourras plus jamais revenir en arrière ! Tu auras beau te repentir, tu seras coincé du mauvais côté pour l’éternité !
- Je ne demande pas grand-chose, en échange de tes plus chers désirs. Tout ce que tu as à faire, c’est signer de ton sang le contrat que je te donnerai. Et tout ce que tu as toujours souhaité au plus profond de toi sera réalisé.
- Si tu lui dis oui, ton âme sera damnée, tu iras en enfer quand tu mourras ! Tu souffriras pour des siècles et des siècles… ! Je t’aiderai à devenir quelqu’un, ne lui dis pas oui. Je suis là pour ça. Je t’apporterai la Lumière, fais-moi confiance. Ne l’écoute pas !
- Réfléchis bien, Rudolf. Je peux tout rendre réel. Absolument tout ce que tu veux.
- Ce ne sera pas réel, gamin ! Il te propose une illusion qui gâchera ta vie et l’impact que tu pourras avoir sur le monde, ne l’écoute pas, dis-lui de repartir !
- Réfléchis bien à tes plus chers désirs, Rudolf. Tout ce que tu veux.
Le petit garçon hurla de toute la force de ses poumons. L’ange et le démon se turent. Le regard de l’enfant, qui s’était fait profond, se porta sur Samaël.
- Je t’aiderai à réaliser ce que tu as en toi. Je t’aiderai à devenir quelqu’un. Quelqu’un de bien. Je suis là pour ça. Je te le demande, gamin. Ne te vends pas. Ne lui dis pas oui.
L’enfant se tourna vers le démon.
- Tu peux tout exaucer ? » Lucifer laissa échapper un petit rire caverneux.
- Rien ne m’est impossible, si tu acceptes les termes du contrat que je te propose. » Une lueur ironique naquit dans le regard fait de braises. Il avait déjà gagné. Samaël resta interdit, horrifié par ce qui se préparait.
- Tu peux me rendre beau, fort, puissant, aimé de tout le pays ?
- Je peux te rendre beau et charismatique aux yeux des hommes. Je peux te donner le pouvoir d’étendre ta domination sur la terre. Les femmes seront à tes pieds, les hommes te jalouseront… des foules entières hurleront ton nom. » Une lueur de convoitise s’alluma dans les yeux du garçon, qui semblait déjà voir ce que le prince des enfers lui proposait.
- Tout ce qu’il me faut, c’est ton âme. Et une autre offerte en sacrifice. Et la promesse que tu m’appartiendras quand tu mourras.
- C’est d’accord. » A l’instant même où il prononça ces mots, son bras se stria d’une écorchure profondément marquée, qui lui arracha une grimace. L’abomination le regardait avec un semblant de sourire de satisfaction, tandis qu’un papier apparaissait dans sa main gauche.
- Quelle âme m’offriras-tu ? – Avec le regard vide de sentiments d’un enfant qui condamne ses anciens jouets à la poubelle, Rudolf étendit un bras vers Samaël.
- Celle-là. » Le démon partit d’un grand rire, et ponctua ironiquement la signature de ces mots :
- Ainsi soit-il. » Et l’Ange hurla d’horreur, aussi fort qu’il put.
Lucifer allongea le bras gauche, et une giclée de flammes sortit de sa paume, volant vers Samaël, qui s’embrasa. L’Ange ne fut bientôt plus qu’une masse enflammée hurlant de douleur, s’agitant et tentant par tous les moyens d’effacer les flammes qui dévoraient ses membres. Rudolf resta figé, son sourire narquois s’effaçant de son visage. Il regretta pendant un instant son geste. Mais lorsqu’il se retourna vers le malin, il eut juste le temps d’apercevoir un rai de lumière aveuglante s’ouvrir depuis le corps du supplicié vers le ciel, sans pouvoir pousser plus loin la teneur de ses pensées repentantes. Le démon tendait le même bras vers lui… Son cœur manqua un battement, et avant qu’il n’ait pu réaliser ce qui lui arrivait, l’univers autour de lui se distordit.
Lumières. Couleurs. Temps. Espace. Tout n’était plus qu’une bouillie de sons et d’images désarticulés, se liant les uns aux autres en une espèce de vortex strident et incompréhensible. Le petit garçon tournoyait sur lui-même à une vitesse folle, la tête prête à éclater sous la pression, n’ayant plus prise sur quoi que ce soit.
Finalement, il se sentit projeté hors de l’oeil du cyclone. Il retomba sur la terre ferme, propulsé si fort qu’il manqua de tomber. Rudolf était sur un podium. Reprenant ses esprits, il vit qu’il était dans une grande ville inconnue, sur une place à l’architecture bourgeoise pourvue de maisons cossues et majestueuses. Face à lui, un microphone grésillait un peu. Une foule l’acclamait à force cris. Il se retourna pour regarder derrière lui, et vit qu’une dizaine de généraux le regardaient, rangés au garde-à-vous devant un grand drapeau noir, rouge et blanc.
Son corps avait grandi d’un coup. Ses mains aussi. Des poils étaient apparus. Ses pieds avaient doublé de volume, son corps était plus fort et moins rachitique.
Rudolf considéra la foule, et compris que tout cela était pour lui. Il eut une brève pensée pour son Ange Gardien, se dit qu’il ne saurait jamais où Samaël avait atterri.
Le petit garçon qui n’en était plus un prit une grande inspiration. Sa poitrine se gonfla démesurément, comme si elle restait trop petite pour le contenir.
Et il se laissa porter par les slogans que la foule scandait :
« Heil Hitler ! Heil Hitler ! Heil Hitler ! Heil Hitler ! »