Educ spé’ – Récits de terrain #5

Dessin de Pavo

Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, et finalement méconnu. C’est vrai ça, spécialisée en quoi ? On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.
Hé oui, c’est quoi être éduc?

Avant même d’être diplômée, j’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires de vie, des mémoires à vif de la réalité de notre société actuelle. Je m’en rends compte maintenant, notre vécu sur le terrain, constitue bien plus qu’un quotidien professionnel. Que ces journées soient bouleversantes, douloureuses ou drôles, touchantes ou absurdes, elles sont bien plus que de simples journées: elles restent bien souvent gravées en nous, et deviennent constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que depuis ma première véritable expérience de profonde peur à mon travail, je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font désormais partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.

Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.

Le travail social auprès de personnes en situation de grande précarité comporte à la fois de fabuleux échanges empreints d’humanité, mais aussi beaucoup de violence, qu’elle soit liée au quotidien des usagers ou à diverses situations rencontrées. Ce qui m’a marquée, c’est cette ambivalence, au plus près de la réalité de ce qu’est un être humain. J’ai souvent pensé à cette citation d’Antonin Artaud, en travaillant en stage dans ce foyer : « Là où ça sent la merde, ça sent l’Être. »

Une nouvelle journée d’effervescence dans ce foyer rouennais. Ce matin, Monsieur D a besoin d’un accompagnement à la douche, pour préparer son admission dans un nouveau foyer cet après-midi. Un des professionnels me demande de venir l’aider. J’emprunte un couloir pour me rendre à la salle de bain du rez-de-chaussée : des matières fécales sont sur le sol, visiblement quelqu’un s’est soulagé là. Il faudra prévenir le personnel d’entretien. Une fois avec Monsieur, mon collègue lui demande si ma présence ne le gêne pas. Il se tourne vers moi : « Boh, elle en a vu d’autres, hein ? ». Je le rassure : « Pas de soucis! ». L’accord est passé.

Régis, comme d’autres résidents, prend très peu soin de lui. Outre son hygiène relative, il a attrapé des poux. Laissant s’aggraver l’infestation de ces parasites dans ces cheveux pendant trois jours, il s’est gratté jusqu’au sang. Nous tentons de lui faire un shampoing, mais ses cheveux se sont collés à son crâne. Pour des raisons évidentes, et afin de ne pas le laisser ainsi, nous n’avons pas d’autre choix que de le raser à blanc.

Il refuse catégoriquement tout d’abord, ce qui est compréhensible. C’est une sacrée atteinte à son intimité, quelle qu’elle soit. Pour lui faire comprendre la nécessité d’une telle intervention, nous passons une serviette sur son dos et la lui donnons à regarder : elle est couverte de parasites. Régis consent finalement à se faire raser. Le professionnel s’exécute, et me charge de lui faire un shampoing préventif par la suite. Je me retrouve seule avec lui, pour finir le soin et lui laver la tête. Afin de le détendre et prendre un temps pour discuter avec lui de son orientation dans une autre structure d’hébergement, je lui masse le cuir chevelu. Nous discutons un peu, mon interlocuteur semble se détendre. Soudainement, mes doigts passent sur un enfoncement dans son crâne, un trou de forme angulaire. Je m’en étonne, et l’interpelle sans réfléchir :

« –C’est bizarre Régis, tu as un trou là !

Oh c’est normal, on m’a frappé avec un marteau. » Je ne dis rien, mais suis heurtée par la désinvolture dans sa voix. À l’entendre, on dirait que c’est évident, que se faire enfoncer le crâne par un coup de marteau arrive tous les jours… Je me sens attristée par le quotidien qui dut être le sien, et qui rendit cette violence normale, et acceptable. Je détourne la conversation en tentant de rester naturelle, moi aussi. Je me sens choquée, et désolée pour lui.

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