Educ spé’ – Récits de terrain #4

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Dessin de Pavo

Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, peu connu du grand public, comme le soulignent les questions qu’on nous pose souvent. Spécialisée en quoi ? Qu’est-ce qu’on fait, exactement ? On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.

C’est quoi, être Educ ?

De nouveau, une évidence : chaque travailleur social vit souvent, effectivement, des situations difficiles, marquantes, bouleversantes. C’est lié aux publics en souffrance que nous accompagnons et le travail social, ainsi que le métier d’éducateur spécialisé (puisque c’est le mien) ne sont pas sans dangers. Comment aborder cet état de fait ?

Avant même d’être diplômée, j’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires de vie, des mémoires à vif de la réalité de notre société actuelle. Je m’en rends compte maintenant, ces situations, qu’elles soient douloureuses ou drôles, touchantes ou bouleversantes, sont bien plus que cela : elles sont constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que depuis ma première véritable expérience de profonde peur à mon travail, je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font désormais partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.

Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.

***

De retour dans ce foyer rouennais où j’ai passé neuf mois de stage, il y a déjà six ans. L’après-midi s’y termine, et la soirée ne va pas tarder à commencer. Je me dirige vers la cuisine pour me prendre un café. Sunday, ressortissant nigérian travaillant en AAVA (Ateliers d’Adaptation à la Vie Active) à la cuisine est assis devant la porte, et fume une cigarette. Je dois dire que j’apprécie sa compagnie. C’est quelqu’un d’intelligent, de réfléchi, toujours enclin à débattre sur beaucoup de sujets. Dans mon imaginaire, il ressemblerait un peu à un sage qui aurait traversé des épreuves terribles. D’ailleurs, j’ai souvent failli l’appeler Salomon au lieu de son prénom. Il dégage une aura de force tranquille mais a l’air constamment fatigué, peut-être à cause d’un reste de paralysie faciale qui a déformé son sourire.

Alors que j’arrive à sa hauteur, je le salue dans son dialecte: « Bawoni! » Il rit, et me répond dans sa langue: « Dadani! ». Je pose ma main sur la poignée de la porte, et il m’arrête tout de go avec une question : « Aya, c’est quoi pour toi le bonheur? » Je lui propose d’en parler avec mon café. Il acquiesce, et une fois installés, nous nous armons d’une cigarette et du breuvage vitriolé.

Sunday me demande de lui décrire ce qu’est le bonheur, pour moi. « Qu’est ce qui te rendrait heureuse, dans ta vie? » Je lui parle alors de théâtre, d’amir, d’amour, de famille. J’ajoute qu’un travail au contact des autres me serait nécessaire pour vivre, et avoir la possibilité de créer en toute liberté, de voyager. La paix, et la santé pour moi et ceux que j’aime me paraissent aussi importants. « Est ce que tu penses qu’on peut être heureux ici, dans ce foyer? » Je lui réponds que si on le décide, on peut être heureux n’importe où, mais qu’il me semble qu’il y a des endroits où cet état d’esprit est plus difficile à atteindre que d’autres. Cet endroit est empreint d’une agitation permanente, sale, offre assez peu d’intimité à ses résidents, élément nécessaire au repos et à la prise de recul sur sa situation.

« Tu vois, quand j’ai quitté le Nigeria, je voulais avoir la possibilité de vivre une vie comme je le voulais. Avoir un bon job, trouver une femme, être heureux ensemble, tu vois? Mais bon ça fait trop longtemps maintenant que j’attends d’avoir des papiers, et ça n’avance pas. Rien n’avance ici. Je n’en peux plus d’être à Rouen, je suis malade de cette ville. Ce foyer, c’est pareil. Je n’arrive pas à réfléchir ici, et je pense que personne ne le peut. Il y a toujours quelque chose, toujours quelqu’un, tu ne peux pas te retrouver seul et trouver le courage d’avancer, tu vois ce que je veux dire?  » J’acquiesce, évidemment que je vois ce qu’il veut dire. C’est compliqué de se ménager des moments d’introspection ici. Et contrairement à lui, j’ai la possibilité de dormir ailleurs.

« Mais bon, j’ai quarante-deux ans, tu vois. J’ai déjà vu beaucoup de choses dans la vie, et j’ai envie de me poser, de faire quelque chose de ma vie, de faire ma part dans le monde, tu comprends? J’aime beaucoup voyager, je suis un grand voyageur tu sais. J’ai été dans beaucoup de pays en Afrique et en Europe, et je suis coincé là, dans cette ville qui me rend malade… J’ai rien vu encore de la France! Paris, Rouen et Toulouse, c’est tout. C’est rien, rien du tout! Je voudrais voir ta ville, par exemple, ta région, et puis aller dans ta forêt… Enfin une autre forêt que celles qui sont autour de Rouen. Et si je le pouvais, je quitterais cette ville. Elle me rend malade, je me sens en prison ici. Ca fait quatre ans que j’attends d’avoir des papiers pour aller où je veux, je ne comprends pas pourquoi ça doit mettre autant de temps. Je suis malade, mais je suis encore capable! Je pourrais faire quelque chose pour la France, faire ma part, travailler. Mais on ne veut pas me donner de travail, on ne veut pas me donner de papiers. Je ne comprends pas pourquoi il faut autant attendre. Les gens ici crèvent d’attendre tout le temps, pour tout. » Je renchéris, l’administration en France est globalement d’une lenteur rageante, même pour les français. J’ajoute qu’on aimerait faire plus ici, et que si je le pouvais je lui donnerais des papiers! Mais bien entendu, je ne le peux pas.

« Je sais, merci. C’est frustrant de se sentir inutile, tu comprends? Je suis malade, mais je pourrais me rendre utile, je peux travailler! J’ai deux bras, deux jambes… Je peux marcher, quoi! Je déprime à force de me sentir inutile, j’ai l’impression de perdre mon temps. J’aimerais qu’on me donne ma chance de chercher mon bonheur, tu vois? »

La soirée commence, le foyer se remplit peu à peu de ses résidents. Je me vois contrainte de prendre congé de Sunday pour aller donner un coup de main à mes collègues. Lui aussi doit aller travailler, pour préparer le dîner avec les autres travailleurs AAVA. Je suis touchée par ses questionnements, et lui propose d’en reparler plus tard. Je crois sentir qu’il a besoin de vider son sac, et même si je ne pense pas pouvoir lui être d’un grand secours, je peux au moins lui apporter un peu de chaleur humaine, une véritable écoute. Nous convenons de discuter de nouveau après son service, autour d’une cigarette. Il rentre alors dans la cuisine, et je me dirige vers le hall d’entrée, pensant à la confession que je venais de recueillir.

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