
Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, peu connu du grand public, comme le soulignent les questions qu’on nous pose souvent. Spécialisée en quoi ? Qu’est-ce qu’on fait, exactement ? On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.
C’est quoi, être Educ ?
De nouveau, une évidence : chaque travailleur social vit souvent, effectivement, des situations difficiles, marquantes, bouleversantes. C’est lié aux publics en souffrance que nous accompagnons et le travail social, ainsi que le métier d’éducateur spécialisé (puisque c’est le mien) ne sont pas sans dangers. Comment aborder cet état de fait ?
Avant même d’être diplômée, j’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires de vie, des mémoires à vif de la réalité de notre société actuelle. Je m’en rends compte maintenant, ces situations, qu’elles soient douloureuses ou drôles, touchantes ou bouleversantes, sont bien plus que cela : elles sont constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que depuis ma première véritable expérience de profonde peur à mon travail, je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font désormais partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.
Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.
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Les portes se sont ouvertes sur ce foyer rouennais. Les feuilles d’automne s’envolent avec la poussière de la rue au rythme du passage des voitures. Le vent s’engouffre par la porte ouverte. Il est dix huit heures passées, les habitants rentrent pour passer la soirée entre ces murs. Ce vieux foyer de Rouen, beaucoup de riverains en ont entendu parler. Il a plus d’un siècle d’existence, et vu beaucoup, beaucoup de monde passer dans ses chambres : des ouvriers, marins, saisonniers, des hommes en situation de grande précarité… J’y ai passé neuf mois, pour mon stage long durant ma formation d’éducatrice spécialisée. Et ce temps passé là bas a beaucoup marqué la jeune étudiante que j’étais alors, et la professionnelle que je suis aujourd’hui.
Cette structure d’accueil d’urgence accueille des hommes majeurs dans le cadre d’un hébergement et d’un accompagnement vers la réinsertion sociale et professionnelle. Elle compte un dispositif de « stabilisation » de huit places de type CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale) censées préparer leurs résidants avant une réorientation. Dans les faits, ce sont des grands précaires qui cohabitent avec des demandeurs d’asile, des hommes que l’infortune a frappé qui partagent un espace de vie avec d’autres, dont la rue constitue le quotidien depuis de longues années. L’ensemble gardera à mes yeux les couleurs d’une Cour des Miracles bouillonnante de vie. Le travail y est à la fois difficile et passionnant, ponctué de moments d’humanité magnifiques et de gestions de crises diverses. Outre la réinsertion et ce qu’elle implique de travail administratif, il faut réapprendre aux bénéficiaires la vie en communauté, et c’est une tâche qui peut parfois aboutir au bout de longues années.
La soirée se déroule dans son agitation habituelle. Les résidants entrent, déposent leurs bouteilles, vont se restaurer et pour certains vont se coucher, ou tuent le temps en fumant des cigarettes dans la cour. Après le repas des habitants, vient celui de l’équipe du soir. Après m’être restaurée, je retourne dans la cour. C’est souvent un temps où il est plus aisé de nouer un lien avec les hommes orientés sur le foyer. A ce moment de la journée, beaucoup sont plus ouverts à l’échange, et à l’idée de parler de leurs angoisses et de leur parcours.
Ce soir, un jeune ressortissant de Guinée-Bissau est orienté chez nous. L’équipe a des doutes sur sa majorité, il semble très jeune, et un peu perdu. Je l’aborde pour échanger avec lui, voyant qu’il fait les cent pas dans la cour. Nous nous asseyons, je lui offre une cigarette, et il commence à me raconter la raison pour laquelle il est venu en France. Visiblement, le jeune homme en a besoin.
Celui que j’appellerai Amadou me dit avoir une passion dans la vie : le cyclisme. Dans son pays, il pratiquait ce sport de manière semi-professionnelle, et me raconte qu’il était tellement bon que son entraîneur a décidé de l’intégrer dans une équipe comptant des athlètes plus vieux que lui pour qu’il puisse concourir dans un environnement qui représenterait un véritable challenge. Amadou continuait d’exceller et gagnait toutes les courses, ce qui attisa malheureusement la jalousie de ses coéquipiers.
Ce sentiment grandissant, ils décidèrent de s’en prendre à lui, et le passèrent à tabac.
Ils le frappèrent, violemment, longuement. Amadou me dit qu’ils lui brisèrent les dents de la mâchoire supérieure. Je le crus, car sa dentition était fortement en avant. Non contents de l’avoir défiguré, ses assaillants débordants de haine s’emparèrent d’une machette dans le but de le décapiter. Ils le frappèrent au cou, mais ne réussirent apparemment qu’à lui entailler profondément la chair : une énorme cicatrice était visible du côté gauche.
« La viande pendait. Et ils m’ont laissé là, pour que je meure. »
Le jeune homme me raconta que son entraîneur le trouva inanimé, et l’emmena à l’hôpital. Lors de sa convalescence, dont il me montra des photos qu’il avait gardées comme preuves de son histoire, son sauveur revint le voir et lui conseilla de quitter le pays. Ses agresseurs n’avaient pas abandonné l’idée de lui nuire.
« Il m’a dit que la prochaine fois, ils ne rateraient pas leur coup. Il fallait que je parte pour rester en vie. » C’est pour cette raison qu’il décida de quitter la Guinée, et de partir pour la France. « J’espère qu’ici je pourrai reprendre le sport, et devenir cycliste professionnel. »
Impressionnée par son histoire, je l’écoutai avec attention. À l’époque, j’étais confrontée pour la première fois à des parcours de vie traumatiques. J’entendais les histoires d’anciens soldats, découvrais le syndrome de stress post traumatique, écoutais des ressortissants étrangers ayant vécu des persécutions diverses… A chaque fois que l’un d’entre eux ressentait le besoin de déposer son histoire, la même réflexion me venait en tête, accompagnée d’un sentiment d’inutilité et d’absurdité : comment moi, petite étudiante de 21 ans, puis-je faire quoi que ce soit pour une personne ayant vécu de telles horreurs ?
Libre à la professionnelle que j’allais devenir de répondre à cette question sans réponse.
Ce soir-là, j’échangeai plus d’une heure avec Amadou, dépassant la fin de mon service. Je ne pus m’empêcher de me projeter en lui: on avait presque le même âge. Qu’allait-il advenir de ses ambitions désormais? Trouverait-il la force, aurait-il la possibilité de recommencer à pratiquer le cyclisme en France? Son statut de sans-papiers lui permettrait-il de devenir un sportif de haut niveau ici? Ces questions ne trouveraient pas de réponse ce soir, et il me fallait partir. La soirée se terminait. Je lui proposait d’échanger de nouveau demain, et prit congé avant de quitter la structure pour rentrer chez moi.