Educ spé’ – Récits de terrain #2

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Dessin de Pavo

Educatrice spécialisée. Mon métier. Sujet à la fois de critiques et d’idées reçues, peu connu du grand public, comme le soulignent les questions qu’on nous pose souvent. Spécialisée en quoi ? Qu’est-ce qu’on fait, exactement ? On nous imagine altruistes, atteints d’un syndrome de super héros, on comprend mal à la fois la violence et la beauté de ces petits moments qui font notre journée de travail.

C’est quoi, être Educ ?

De nouveau, une évidence : chaque travailleur social vit souvent, effectivement, des situations difficiles, marquantes, bouleversantes. C’est lié aux publics en souffrance que nous accompagnons et le travail social, ainsi que le métier d’éducateur spécialisé (puisque c’est le mien) ne sont pas sans dangers. Comment aborder cet état de fait ?

Avant même d’être diplômée, j’ai toujours considéré les travailleurs sociaux comme des passeurs d’histoires de vie, des mémoires à vif de la réalité de notre société actuelle. Je m’en rends compte maintenant, ces situations, qu’elles soient douloureuses ou drôles, touchantes ou bouleversantes, sont bien plus que cela : elles sont constitutives de notre identité professionnelle. Et si je me livre ici, c’est que depuis ma première véritable expérience de profonde peur à mon travail, je ressens le besoin de prendre du recul sur ces tranches de vie qui font désormais partie de moi. Et pour ce faire, les partager avec qui souhaitera entendre ce que j’ai à raconter.

Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms des structures, professionnels et usagers concernés ont tous été modifiés.

***

Ce 5 novembre 2019, je vais à un squatt situé à Rennes, une guitare sous le bras. Dans ce hangar insalubre sont mal-logés des centaines de migrants depuis plus d’un mois, et notamment des géorgiens. Parlant couramment le russe, j’effectue auprès d’eux un travail d’accompagnement bénévole pour aider les associations à les sortir de là, et stabiliser la situation d’un maximum d’entre eux. J’interviens auprès des géorgiens et des arméniens uniquement, des locuteurs de leurs langues ne courant pas les rues…

Ce soir pourtant, je n’y vais pas pour travailler. Je réponds à une invitation des géorgiens pour un festin en leur compagnie. Et en arrivant, je constate que ce qualificatif est tout à fait approprié : une énorme table est dressée au milieu des tentes qui leur servent de logement, recouverte de dizaines de plats dans lesquels se servent plus d’une vingtaine de convives. Je m’assois, commence à échanger avec mes voisins, et propose la guitare à qui voudra en jouer. Je l’ai empruntée à un ami, sur leur demande. Une géorgienne, la quarantaine, entame alors une chanson d’amour accompagnée de sa fille. On me traduit les paroles : « Je connais le chant des oiseaux, le bruit de l’eau, la course des nuages… Mais je n’ai jamais rien compris aux femmes ! »

Tout d’un coup, on entend des cris venant du premier étage du squatt. On m’appelle. Je monte en courant, j’ai un mauvais pressentiment. Et en arrivant dans une chambre remplie de géorgiens affolés, je trouve un homme inanimé sur son lit. On me tend une boîte de Loxapac, il a apparemment avalé quatre plaquettes entières. Ce neuroleptique est utilisé notamment dans le traitement de pathologies psychiatriques comme la schizophrénie, autant dire qu’il n’a pas avalé une poignée de Dolipranes. C’est sérieux. Il ne réagit plus. Je saisis mon téléphone, et compose le 15. Tout en informant l’opérateur, je vérifie qu’il respire. Je le mets en PLS. J’essaie de lui ouvrir la bouche pour dégager ses voies respiratoires un maximum, mais il a les mâchoires serrées. Je m’inquiète, je trouve ses paupières un peu bleuies, et je remarque quelques spasmes sur ses mains. S’il te plaît, ne convulse pas. Je raccroche, et dois descendre pour réceptionner les pompiers. Je précise bien aux géorgiens que Giorgi doit rester dans cette position, pour sa sécurité, et je descends les marches quatre à quatre.

Lorsque je vis ce genre de situations, de gestion de crise sévère, de stress intense, de danger imminent, j’ai remarqué que je ne réfléchis plus. Mon cerveau s’automatise, comme si un mode reptilien s’enclenchait. Je mets de côté mes émotions, par réflexe, pour me concentrer uniquement sur la gestion de ce qui se passe actuellement. Le mode reptilien est enclenché, je me concentre. Ça va aller. Je vais gérer.

En descendant, je croise une bénévole du collectif qui est censé gérer ce squat. Cette association a un fonctionnement très particulier, qu’il ne serait pas exagéré de qualifier de discriminant. J’entends souvent des bénévoles tenir des propos extrêmes envers une communauté ou une autre, notamment les géorgiens et les albanais, et je ne veux pas avoir affaire à eux, seulement accompagner les personnes avec lesquelles j’ai entamé la construction d’une relation. Mais dans ce cas précis, il me faut tenir au courant les bénévoles de ce qui se passe, pour que l’arrivée des pompiers n’étonne personne.

« On a une tentative de suicide à l’étage. J’ai appelé les secours, mais ne t’inquiète pas, je vais gérer.

  • Oh ! Tu as prévenu Romain ? »

Romain, c’est leur chef. Un étrange personnage despotique, qui a poussé plusieurs exilés jusqu’à la crise de nerfs à cause de ces propos violents. Il aurait des troubles psy, et les autres membres du collectif excusent ces agissements inacceptables parce qu’il serait malade. Outre ce raisonnement puant, j’ai envie de répondre à cette dame qu’elle imagine bien que j’ai dû prioriser l’urgence, et que non, je n’ai pas pris la peine de le prévenir avant. Mais je cours à l’entrée du lieu. Quelques minutes après, ledit Romain se pointe, tonitruant.

« C’est toi, Aya? » Oui, c’est moi. Je lui fais un rapide topo de la situation, et il m’engueule.

« Tu aurais dû nous informer avant d’appeler les pompiers. On essaie de se coordonner pour ces choses-là ! » J’ai une poussée de colère, mais je ne relève pas. Priorité à l’urgence vitale. Si ça se trouve, Giorgi est entre la vie et la mort. J’espère qu’il ne convulse pas.

Entre-temps, Khamida arrive. Cette bénévole avec qui je travaille depuis plusieurs mois, j’ai entièrement confiance en elle. Je l’informe de ce qui se passe, on s’organise, et elle monte avec les géorgiens pour rassembler les papiers médicaux nécessaires au travail des secours.

De mon côté, les pompiers arrivent. Romain prend l’initiative de les guider à l’autre bout du bâtiment, car il y a une rampe d’accès pour les véhicules. J’enrage, il leur fait perdre de précieuses secondes ! Lorsqu’ils lui demandent le chemin le plus court pour aller vers Giorgi, il envisage de les faire passer par les hangars, au milieu des 250 autres exilés qui y vivent. Il vaut mieux ne pas faire paniquer tout le monde, et je les guide par l’extérieur. Il leur dit avoir vu le géorgien trente secondes, et qu’il est inconscient. J’enchaîne avec des observations plus fines, alors qu’on monte les escaliers. On entre dans la chambre, pleine à craquer de géorgiens inquiets pour leur compatriote. Khamida a rassemblé les papiers nécessaires, et on dresse son portrait médical en quelques secondes. N’ayant jamais échangé avec cet homme auparavant, je ne connaissais pas son histoire. Hépatite C, passé traumatique, crises hallucinatoires avec épisodes suicidaires, toxicomanie avec traitement de substitution. Un autre profil de grand précaire, cassé par la vie. Romain aboie sur les géorgiens, je l’entends à peine. Je suis concentrée pleinement sur ce qui se passe autour de Giorgi, pour réagir au plus vite.

Un pompier me dit qu’il faudrait réceptionner leurs collègues du SAMU qui vont arriver. Je ne prends pas le temps de discuter, j’y cours tout de suite. Romain m’interpelle :

« Aya, tu ferais mieux de rester pour traduire ! Aya… ! Aya ! » Son attitude commence à me fatiguer sérieusement, mais je n’y prête pas attention, ce qui compte c’est la gestion de la situation. Si tu voulais gérer les choses à ma place, il fallait courir plus vite que moi, connard.

En bas, le SAMU est déjà là. Je les guide vers la chambre. Début des soins de première nécessité. Le personnel médical demande à avoir un peu plus de place. Romain aboie de nouveau sur les proches de Giorgi : « Sortez tous ! Ça vaut aussi pour toi, Khamida ! ». Elle me racontera d’ailleurs que pendant mon absence, il aurait crié à la cantonade : « Je sais comment ça se passe, ce genre de situations, mon père est en train de crever à Paris ! ». Il y a un proverbe russe qui dit : (mettre en cyrillique), ce que l’on peut traduire par « Dans mon jardin pousse un sureau, et à Kiev il y a mon oncle. ». En résumé, quel est le rapport ? Comment peut-on se mettre en scène à ce point devant quelqu’un en danger de mort ? Il finira par s’en aller, sans prendre d’ailleurs de nouvelles de Giorgi par la suite. Tant pis, tant mieux.

Auscultation. Le patient ne réagit pas aux stimuli à la douleur, mais est à demi-conscient. Il gémit un peu, et donc n’est pas en danger de mort. Je suis soulagée, et le traduis à ses amis, ce qui est important.

Après la pose d’une perfusion rendue difficile par l’état des veines de ses bras, l’infirmière remarque plusieurs points de piqûres nécrosés dans ses jambes. En lui enlevant ses chaussettes, on peut voir deux points de nécrose sur la plante de ses pieds. Des stigmates de fix.

Les pompiers préparent ensuite l’évacuation, qui se fera par le premier étage. Je leur cherche une fenêtre plus accessible, traduis les dernières informations importantes aux camarades de chambrée de Giorgi. Vient finalement le transfert sur un brancard, et on l’emmène à plusieurs dans la chambre par laquelle il va être évacué. Là, je demande gentiment à tout le monde de sortir, et fais de même pour laisser les secours travailler. Je rassure encore deux personnes, descends récupérer une clope, et demande aux convives dix minutes de répit histoire de faire redescendre la pression. On m’offre une cigarette. Je sors dehors, au milieu d’un ballet de lumières kaléidoscopiques et tente de reprendre mes esprits. L’air frais me fait du bien, mais mes nerfs lâchent un peu. Khamida me rejoint, on débriefe ensemble.

Cette crise passée, quelques moments de grâce au festin qui continue me feront passer à autre chose. On boira à la santé de Giorgi, et la main sur le cœur, ses camarades nous remercient pour ce que l’on vient de faire. Même si ce fut intense, c’est lors de moments comme ça que je me sens vraiment utile. Et que je fais des heures supplémentaires auprès de ces gens, une fois ma journée de travail terminée.

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