
Ils lui avaient toujours dit qu’avoir un enfant était une étape majeure dans la vie d’une femme. Un accomplissement. Un acte sans lequel elle se sentirait vide. Sans ça, il lui manquerait quelque chose, puisqu’elle en voudrait forcément un. Un jour.
Un gamin.
Elle y croyait pas trop, et pourtant. Ce jour est arrivé. Elle s’est sentie prête. Et elle a essayé.
« C’est pas grave si je n’ai personne dans ma vie. Il m’aura, moi. » Des hommes ont défilé chez elle, qui ont fait flamber l’espace compris entre ses draps. À chacun, elle faisait croire que c’était juste une histoire de bas instincts partagés, mais elle avait arrêté de prendre sa pilule.
Défilèrent donc les bites sans visage, entités procréatrices mises au service de son dessein profond. Les nuits de baise passèrent et pourtant, rien ne vint. Pas de ventre qui s’étire, prêt à exploser. Pas de nausées matinales, la faïence de ses chiottes restait désespérément blanche. Rien ne venait.
Après les hommes, défilèrent les semaines. Six mois passèrent. Puis un an, puis deux. Et elle commença à désespérer. Son désir de devenir mère était visiblement voué à ne jamais se réaliser.
Un matin, alors qu’elle se levait déprimée, elle eut une idée. Puisqu’elle ne pouvait enfanter, un accouchement métaphorique la satisferait peut-être ? Entrée dans son atelier, elle saisit son carnet à croquis, et dessina l’image d’un bébé souriant et bien en chair, qu’elle décida de faire naître sur une grande toile en lin. Pour les couleurs, il lui faudrait un peu d’elle-même.
En guise de noir, elle ramassa de la suie de l’âtre de son atelier. Pour la teinte de la peau, elle se pencha au-dessus d’une grande bassine. Ses doigts plongèrent au fond de sa gorge, raclant sa glotte. Après deux ou trois hoquets, du vomi jaunâtre et acide brûla son estomac avant de se déverser dans le récipient. La couleur n’était pas satisfaisante, mais elle répéta tout de même l’opération deux fois afin d’avoir la quantité nécessaire pour peindre son bébé. Son œsophage était à vif, mais tant pis : voilà une vraie nausée matinale. Pour se rapprocher du rose de la peau, elle attrapa une lame, et entailla profondément son bras. Malgré la douleur, elle fit goutter son sang dans la bassine, mélangea le tout, y trempa un pinceau et se mit au travail.
À mesure qu’elle peignait, elle se sentait de plus en plus soulagée. Bien sûr, le teint du bébé était étrange, et son sourire paraissait grimaçant. La faute au matériau. Mais c’était un peu d’elle-même, enfin. L’accomplissement de sa tâche lui prit la journée entière, jusqu’à tard dans la nuit. Une fois le portrait terminé, elle s’endormit devant son œuvre, apaisée.
Vers quatre heures du matin, la jeune mère se réveilla en entendant une voix d’enfant qui hurlait, tranchant avec le silence apaisé de l’atelier. Elle se leva d’un bond. Face à elle, la toile était déchirée, révélant un noir d’encre. En son centre, l’enfant qu’elle avait peint criait à s’en déchirer les poumons et se débattait comme s’il voulait s’extirper de sa prison de lin. Sa mère resta figée de stupeur, partagée entre la terreur et l’émerveillement. Leurs regards se croisèrent. Un rire déchira ce qui restait du support de la peinture.
Trois mois plus tard, les voisins qui n’avaient pas eu de nouvelles de la peintre du sixième étage depuis belle lurette appelèrent les pompiers. Défonçant la porte, ils trouvèrent la jeune femme dans son atelier, face à un chevalet vide, et état de décomposition avancée. L’autopsie conclut à un meurtre particulièrement barbare, puisque la victime avait visiblement été violée avec un objet contondant et volumineux de la taille d’un pieu. Le terme empalement aurait d’ailleurs été plus exact. Elle était morte d’une hémorragie importante, ainsi que l’enfant qu’elle portait en son ventre.
Les experts ne purent déceler aucune trace d’effraction dans son appartement, ni aucune trace de son assassin nulle part. En l’absence de preuves, l’affaire fut classée.