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Année 2015. La guerre en Syrie fait rage. La situation au Moyen-Orient et la progression du groupe extrémiste Daech inquiète l’Occident par son importance grandissante. Depuis le 7 janvier 2015 et les attentats de Charlie Hebdo, la menace du terrorisme devient une réalité. Les grandes puissances se sentent remuées, et une vague immense de solidarité déferle sur le monde. La France n’est pas seule. « Nous n’avons pas peur ». « Vous avez perdu ». « Je suis en vie et je n’ai pas peur ». Que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans la rue, les gens clament leur courage et leur volonté de vivre toujours aussi intensément qu’avant. Pourtant, dans les discours de certains, un léger durcissement se fait sentir. Qu’on veuille bien l’avouer ou non, la France est touchée. Et elle ne peut s’empêcher d’avoir peur. « Finalement, ça n’arrive pas qu’aux autres. »
Année 2015. La guerre en Syrie fait rage. Les médias relaient tous les jours des images de plus en plus violentes de blessés des bombardements dans les rues détruites d’Alep. On entend parler partout de l’Etat Islamique, de Daech. Quel que soit le qualificatif, en Europe certains se sentent menacés. Comme si la radicalisation de certains groupes musulmans faisait désormais peser une épée de Damoclès sur l’Occident. Dans les reportages à la télévision ou les journaux, Alep en ruines semble iréelle. Les bâtiments détruits, les gravats, et des hommes, femmes et enfants blessés, couverts de poussière.

Syrie: la France bombarde des enfants
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Je m’appelle Aob, et je suis né le 4 octobre 1992 à Conakry en Guinée. Je suis originaire de la Guinée Konakry, et plus précisément de la moyenne Guinée à « Mamou ». Je suis le fils de El H.M.B. et de O. B., ainsi que le père d’une fille. Je sollicite l’asile parce-que ma vie est en danger par rapport à mes convictions religieuses.
Mon père est le premier Imam de la grande Mosquée de la commune de Ratoma et il voulait que son fils aîné, c’est-à-dire moi-même ait la même destinée en devenant à son tour Imam. Quant à moi j’ai envisagé un autre avenir que celui d’Imam.
Mon père a commencé à m’apprendre le Coran en arabe dès l’âge de 4 ans, je suis allé à l’école franco-arabe grâce à l’intervention de mon oncle maternel qui m’y a inscrit à l’âge de 9 ans. J’y ai rencontré des élèves qui sont devenus des amis, et j’ai alors découvert que leurs pères étaient aussi musulmans, mais moins intégristes. Quand je me rendais chez eux pour réviser les leçons et jouer, je me suis rendu compte que la relation de mes amis avec leurs pères respectifs était différente de celle que j’entretenais avec le mien : Mon père ne sort pas de la maison, si ce n’est pour aller à la Mosquée ou pour enseigner le Coran aux enfants du quartier. Pourtant nos mères se lèvent tous les jours à 5 heures du matin pour se rendre au marché pour vendre quelques produits, gagner un peu d’argent et acheter la nourriture du repas qu’elles préparent ensuite pour toute la famille.
Quand j’ai eu l’âge de 12 ans, mon père a commencé à m’instruire le Coran dans notre langue vernaculaire, le Pular, d’une façon radicale. Par exemple : il n’y a pas d’autre religion que l’islam, tous les non-musulmans iront en enfer, je n’ai pas le droit de partager avec un non musulman, il est préférable de donner à manger à un chien que de rendre service à un non musulman etc…
A l’âge de 16 ans, j’avais déjà commencé à boire et à fumer en cachette, c’est également la période où je suis tombé amoureux de la mère de ma fille. On se voyait tous les jours mais le gros problème est qu’elle aussi avait un père intégriste comme le mien. Etant voisins, nos deux pères se fréquentaient à la mosquée et étaient amis. C’est alors qu’ont commencé les mésententes entre mon père et moi. Parce que j’étais trop délinquant selon lui, il a commencé à me frapper. Mais c’est à l’âge de 18 ans que j’ai commencé à vraiment souffrir. Ma mère est décédée en 2009, j’avais 17 ans. Ma marâtre, l’autre épouse de mon père, ne m’a jamais aimé.
La même année, ma copine est tombée enceinte.

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En Europe, on Peu à peu, de nouvelles problématiques ont secoué le monde. Des familles, des centaines de réfugiés ont pris la route, cherchant désespérément un refuge où reconstruire leurs vies détruites par les combats. Dans les hautes sphères, on s’inquiète. Que faire de tous ces gens qui viennent vers nous ? On ne peut décemment pas les ignorer. Alors on montre du doigt l’atrocité des combats, on promet des solutions. On fait des réunions au sommet. Mais les initiatives des gouvernements sont avortées les unes après les autres, pour des raisons diplomatiques. Le soutien de Vladimir Poutine à Bachar-al-Assad avait en effet bouleversé les intérêts de chacun : qui pouvait être assez inconscient pour entrer en conflit avec la Russie ? Les uns entrent donc dans un état d’immobilisme latent. Les autres condamnent plus ou moins fermement l’utilisation d’armes chimiques sur la population syrienne, dont les victimes ne se comptent plus. Cela n’empêche pas les morts d’être de plus en plus nombreux, et les conséquences de s’aggraver.
En Occident, les attentats de Charlie Hebdo, de Bruxelles, de Paris et consorts ont définitivement marqué les esprits. Et les avis divergent sur la question. Les uns voient le chef de l’État russe comme le seul homme de pouvoir assez courageux pour affronter Daesh, d’autres déplorent le manque d’initiatives pour arrêter les conflits qui déchirent le Moyen-Orient. D’autres encore soutiennent un discours mâtiné de xénophobie face à la vague d’immigration de plus en plus grande. Peu à peu, les Déplacés atteignent l’Europe. Et les chefs d’Etats s’interrogent sur la conduite à suivre face à cette « invasion » de victimes de la Guerre. Doit-on les accueillir ? Doit-on les renvoyer chez eux ? Doit-on faire la sourde oreille, ou encore rejeter la responsabilité de l’accueil sur son voisin ?
Toujours est-il que leur réponse est encore une fois lente, et trop peu adaptée au nombre croissant de réfugiés forcés à devenir des apatrides en attendant les prises de décision des membres de l’Union Européenne. Du côté des populations, quelques événements attisent les opinions racistes de certains. Les viols commis en Allemagne, la colère des habitants du bidonville de Calais déchaînent la fureur d’une communauté d’extrême droite qui n’a plus peur de clamer sa haine : « Que font ces profiteurs chez nous ? » « Pourquoi leur donne-t-on autant d’avantages, alors que les français se battent pour survivre ? » « Qui leur a demandé de venir ici, alors que d’autres pays peuvent les accueillir ? » « Vous verrez que bientôt la France deviendra musulmane. » « Je ne veux pas les voir chez moi. »… Parmi tout cela, deux images sont relayées par les médias, et vite oubliées : d’abord celle d’un enfant d’environ trois ans, dont la famille avait tenté de fuir par la mer et qui s’était noyé. Son corps baladé par le ressac gisait sur une plage, face contre terre. Ensuite, la photo d’un syrien, à Calais. Avec d’autres compagnons d’infortune, il avait voulu protester contre le manque de moyens de faire valoir leurs droits et de se faire entendre. Le cliché pris par un journaliste le montrait les yeux bandés, et les lèvres cousues. L’une et l’autre provoquèrent un sursaut d’émotion, pour ensuite être détournées et oubliées. « Le père du petit a émigré pour pouvoir profiter de soins dentaires, il n’était pas vraiment dans le besoin ! » « Ils ne savent plus quoi faire pour nous convaincre de les laisser profiter des aides sociales, ces rats. ».


http://www.humanite.fr/calais-et-maintenant-allez-vous-nous-entendre-600899
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Ma première torture a commencé là. En se référant à l’Islam, deux personnes non mariées qui font l’amour doivent être punies de 100 coups de fouet en nerf de bœuf. Nous avons été exposés à la foule des fidèles de la prière du vendredi dans la cour de la mosquée, il y avait plus d’une centaine de personnes. Ils ont commencé par me fouetter, et m’ont blessé à sang dans le dos, le bas du dos et les fesses. Ma copine, bien qu’enceinte d’un mois et demi a subi la même chose que moi. Et ils m’ont contraint à rester regarder cette scène d’horreur. Je m’y suis opposé de toutes mes forces et j’ai foncé sur mon père, je l’ai bousculé et il est tombé au sol. Ils m’ont repris, m’ont attaché les mains dans le dos et ont continué de la frapper devant mes yeux. Depuis ce jour, j’ai perdu la foi en l’Islam. Je suis resté deux jours attaché sans manger ni boire, avec des plaies sur le corps.
Quelques jours après, ils ont envoyé ma copine à 1000 km de la capitale. Heureusement, la grossesse n’a pas été compromise par les coups subis. Un an plus tard, j’ai appris qu’elle avait accouché d’une fille, et qu’elle avait été victime d’un mariage forcé.
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Pendant que les médias qualifiaient déjà la vague d’immigration de « crise sans précédent », l’on découvrait le métissage déjà installé depuis très longtemps en France. Les uns parlaient d’enrichissement de la culture française, et les autres de patrimoine en danger. Certains s’affolaient en pointant du doigt une abracadabrantesque « invasion étrangère » digne des plus grands scénarii de films de propagande xénophobe. D’aucuns s’acharnaient à défendre les Réfugiés en termes humanistes sur les réseaux sociaux, tentant de hurler plus fort leur empathie incorruptible : « leur pays est en guerre, c’est la survie qui les anime. Ne sommes-nous pas le Pays des Droits de l’Homme ? Ne serait-ce que pour être en accord avec les valeurs qui ont fondé notre société, nous nous devons de tenter quelque chose pour eux. Il y a soixante-dix ans, nous aussi avons connu l’exode ! ». Un réseau d’entraide visant à accueillir et aider le maximum de personnes migrantes se mit en place, puis fut oublié. Personne, ou presque, n’osait regarder en face l’image de cette France raciste, cette nation de la délation qui sévissait pendant la Seconde Guerre Mondiale, encore prégnante en 2016.
Aucun mur du monde n’a jamais arrêté un migrant. De la même façon, cette foire d’empoigne hurlant dans le vide n’arrêta pas l’exode des réfugiés, fuyant la mort et la destruction dans ce qui fut Chez eux. Les médias, peu à peu, donnaient moins d’informations. La question revenait périodiquement sous forme de reportages sur le terrain. Les gens s’insurgeaient de moins en moins contre l’accueil de populations à la mine patibulaire ou pour dénoncer les conditions dans lesquelles ces familles étaient contraintes de vivre. Les journaux, avec l’approche des élections présidentielles, consacraient de moins en moins leur une au problème. Les politiques, eux, continuaient de se réunir de temps en temps, en France et à l’échelle de l’Union Européenne, pour « tenter de trouver une solution ». Mais c’était encore cet attentisme mortel qui primait, cette lenteur qui coûta tant de vies au siège de Sarajevo, entre autres exemples. Et la situation à Alep, en Irak ou en Lybie ne cessait de s’aggraver pareillement.

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Un jour, après avoir bu une dizaine de bières et avalé autant de comprimés de Valium, je suis allé trouver mon père et je lui ai dit, en l’appelant par son prénom : « à partir d’aujourd’hui je suis Chrétien, et je crois de toutes mes forces en Jésus Christ ». Mon père a alors appelé ses jeunes frères pour qu’ils m’attrapent et m’emmènent à l’hôpital de la capitale. Je me suis réveillé deux jours plus tard, et j’ai demandé aux médecins où j’étais, et ce qui m’arrivait. Ils m’ont répondu que j’avais failli mourir d’une overdose. Ils ont alors appelé mon père, et quand je l’ai vu, je me suis rappelé de ce qui s’était passé, de ce que je lui avais dit. J’ai répété la même phrase, disant ma croyance en Jésus Christ. C’est alors que mon père a demandé aux médecins de me transférer dans le service psychiatrique, où je n’avais pas ma place. Malgré cela, on m’a donné un traitement à base de neuroleptiques. Mais cela n’a pas changé mes convictions, et je continuais à croire en Jésus Christ.
Je suis resté dans ce service durant un mois. Et puis un jour, j’ai profité d’une sortie dans la cour pour m’enfuir et rentrer à la maison. Quand mon père m’a vu, il m’a demandé : « pourquoi es-tu revenu ? ». Je lui ai répondu : « pourquoi aurais-je du rester ? Je ne suis pas fou ». Il m’a dit d’aller prendre ma douche avant qu’on parte ensemble pour la mosquée. C’est alors que je lui ai redit ma foi en Jésus Christ. De colère, il a déchiré mon extrait d’acte de naissance et m’a ordonné de quitter sa maison. Je suis allé me réfugier chez ma grand-mère maternelle, où ma mère nous a rejoints plus tard. Elle m’a expliqué que mon père l’avait chassée elle aussi du domicile, lui reprochant : « telle mère, tel fils ».
Deux mois plus tard, ma mère a fait une crise cardiaque et est décédée à l’hôpital cinq jours après. Après le décès de ma mère, j’ai changé de commune afin de m’éloigner de ma famille. Là, un ami m’a hébergé pendant un mois, m’a trouvé du travail en tant qu’agent de sécurité, ce qui m’a permis de louer mon propre studio. Parallèlement à ce travail, j’ai mené à bien ma formation jusqu’à l’obtention du diplôme en 2011 (CAP maritime option navigation et pêche).
Mais j’ignorais qu’alors je louais le studio à un musulman. Lorsque le mois du Ramadan est arrivé, le propriétaire se réunissait avec les autres locataires chaque soir pour couper le jeûne. Remarquant que je restais à ce moment-là dans ma chambre, il me proposa un soir de me joindre à eux. Je lui ai alors répondu que je n’étais pas musulman. Il s’est exclamé : « comment est-ce possible qu’un B. ne soit pas musulman ? ». Je lui ai répondu : « c’est vrai, je suis né musulman. Cependant, ma vie privée ne regarde que moi ».
Quelques jours plus tard, le propriétaire me convoqua et me dit qu’il ne pouvait pas loger un non musulman. Il me laissa jusqu’à la fin du mois pour trouver une autre solution d’hébergement. J’ai alors pensé « l’histoire n’en finira donc jamais ».
Un soir, en rentrant du travail à minuit, j’ai été agressé par plusieurs jeunes du quartier qui me reprochaient de ne pas être musulman. En effet, le propriétaire avait fait savoir à ses fils qu’il logeait un non musulman, et la nouvelle s’était répandue. Mes agresseurs m’ont menacé de mort si je ne quittais pas le quartier, me traitant de « kafre », ce qui signifie « pêcheur ». Je leur ai demandé quel était le problème, leur disant de me laisser vivre ma vie tranquille. Quand j’ai ajouté qu’ils n’étaient pas Dieu pour se permettre de me juger, l’un d’eux m’a giflé, je l’ai giflé à mon tour. Alors, un autre m’a attaqué dans le dos, et j’ai reçu un coup de couteau dans le ventre. Ils m’ont roué de coups alors que j’étais au sol et que je perdais mon sang, puis ils se sont sauvés.
Je me suis alors relevé et dirigé vers la clinique qui, par chance, se trouvait à 200m. Arrivé à la clinique, le personnel m’a posé des questions pour connaître l’origine de mes blessures et savoir si je n’étais pas un bandit. Après que j’ai présenté mes papiers d’identité et ma carte professionnelle de sécurité, ils m’ont alors pris en charge et ont commencé à pratiquer sur moi les gestes de premiers secours.
C’est depuis cet événement que j’ai décidé de fuir mon pays pour sauver ma vie.

http://www.rfi.fr/europe/20150912-migrants-refugies-manifestations-contrastees-samedi-europe

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Vint un moment où il fallut agir. À Calais comme ailleurs, les migrants se logeaient comme ils pouvaient. Et ces camps de fortune mettaient en difficulté les promesses politiques d’instaurer un climat de sécurité sur les pays européens. Les services de renseignements annonçaient régulièrement avoir déjoué des attentats, mais des attaques se produisaient tout de même. France, Danemark, Angleterre, Belgique, Russie, Tunisie, Etats-Unis… Avec un contexte pareil, pas le droit à l’erreur. Les gouvernements tentèrent de repousser les camps de fortune hors de leurs frontières, à coups de matraques et de flash balls. Rien n’y fit. Ils tentèrent de mettre la responsabilité sur les épaules de la Turquie. Rien n’y fit. Ils tentèrent les discussions diplomates avec Alep. Rien n’y fit. Ils tentèrent d’en accueillir par grappes de dix, ce n’était pas assez.
Et tout compte fait, le budget nécessaire à l’accueil de ces familles poserait de toutes façons problème. En termes de crédibilité, comment allier politique sécuritaire et le financement des services sociaux en hausse ? Cet investissement risquait de déséquilibrer les budgets gouvernementaux dans un contexte de crise économique déjà compliqué. Il était plus urgent de se concentrer sur les négociations relatives aux traités commerciaux tels que le TAFTA et le CETA, en cours de discussion. Et les populations n’aidaient pas non plus à choisir la voie de la charité. Les citoyens, influencés par des extrêmes qui n’avaient plus peur de crier plus fort que la meute, criaient tous les jours au scandale : « Pourquoi on donne tout à des étrangers, alors qu’on laisse crever nos sdf dans nos rues ? ».
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En début 2012 je suis parti pour le Mali dans un camion de transport de marchandises faisant le trajet Conakry- Bamako. J’ai payé cinquante mille francs guinéens (ce qui équivaut à six euros) pour que le chauffeur que accepte que je monte à l’arrière de son camion. Cet argent provenait des économies que j’avais réalisées en travaillant et dans l’espoir de quitter mon pays.
Une fois à Bamako, j’avais le numéro de téléphone d’un ami guinéen installé au Mali. Je l’ai donc appelé et il est venu me chercher. Ensemble nous sommes allés chez lui à Lassa, à environ 4 kilomètres de Bamako où vivent des personnes originaires d’à peu près tous les pays d’Afrique. Je suis resté au Mali six mois et je me suis fait des amis camerounais qui connaissaient une route pour aller en Algérie. Ils m’ont proposé de venir avec eux, en projetant de travailler en Algérie puis de gagner le Maroc. Puis au Maroc de traverser la frontière terrestre avec l’Espagne via la forêt Gorogo, la frontière y étant matérialisée par une série de trois barrières de sept mètres de hauteur et garnies de barbelés.
J’ai accepté leur proposition et tenter cette route avec eux.
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Non, définitivement non. Ça aurait pris trop de temps d’expliquer la procédure du droit d’asile à ces citoyens qui ne veulent pas accueillir les réfugiés, ainsi que toutes les démarches qui lui sont liées. Il aurait fallu déployer trop de moyens pour que les gens connaissent les modalités de l’obtention de l’Allocation Temporaire d’Attente, ou encore de son montant. Ça aurait été trop compliqué d’expliquer à un maximum de personnes ce qu’il faut pour obtenir un RSA, une CMU, ou ce à quoi on peut prétendre quand on a pas de papiers. Le peuple, à en croire les réseaux sociaux, était de toutes façons aux prises avec un manque de confiance vis-à-vis des médias mainstream qui les faisait douter et remettre en question la moindre information. Il fallait voir la réaction de certains à la lecture sur Twitter d’une rumeur lancée par le Front National français : elle affirmait que le gouvernement avait donné une carte de retrait à chacun des arrivants sans aucune démarche effectuée au préalable. Une allocation de quarante euros par jour était censée y être versée par l’Etat. Beaucoup y avaient cru, et ce petit buzz avait fait scandale. « A moi on me refuse les allocations familiales, et eux ont droit à vivre sans rien justifier ? ». Non, même si certains se sont rendus compte de l’inexactitude de l’information, les gens ne sont pas capables d’aller voir par eux-mêmes le budget alloué au Social et de réfléchir un peu par eux-mêmes. Quel serait l’intérêt de leur expliquer tout ça ? Non. Mieux valait trouver un moyen de tirer profit de cette vague migratoire, pour pouvoir mieux la gérer.
Ce fut la France qui trouva une solution en premier. On organisa des conseils des ministres extraordinaires, qui théorisèrent sur la future vague migratoire liée au changement climatique, et celle grandissante, en accointance avec la situation politique actuelle au Moyen-Orient. Il y eut des meetings et des réunions, des conférences de presse et des référendums, la question fut soumise au vote à l’Assemblée, au Sénat, et enfin ratifiée à soixante-quatorze voix contre dix.

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On a bougé du Mali en juin 2012 dans la remorque d’un pick-up traversant le désert, pour arriver en Algérie 4 jours après et pour le prix de quinze mille francs CFA qui équivaut à vingt-deux euros. En Algérie, j’ai travaillé dans le bâtiment comme manœuvre jusqu’en janvier 2013. A cette époque j’ai quitté l’Algérie pour le Maroc par bus en passant par le point de frontière dit Magania. Ma destination finale de bus était Casablanca où j’ai séjourné une semaine, chez un contact guinéen étudiant au Maroc. J’ai quitté la ville pour aller dans la forêt de Gorogo et attendre le bon moment pour essayer de passer la frontière.
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« Avancée majeure dans le domaine médical grâce au soutien de l’immigration massive ». Le Point avait titré sa une en premier, annonçant les résultats des débats gouvernementaux. Pointant du doigt l’augmentation exponentielle des patients atteints de cancer, les députés avaient décidé de faire participer les Nouveaux Arrivants en France à la guérison de ces malades, via un « prélèvement organique invariable contre délivrance d’un récépissé d’autorisation de séjour » qui permettrait au système de santé français de bénéficier en permanence d’une banque d’organes inépuisable en contrepartie de la promesse faite aux migrants de devenir français avec le temps. Ceux-ci seraient donc accueillis à cette condition, sans distinction d’origine, de classe sociale ou professionnelle, selon les besoins des hôpitaux français. Les médias ont tous titré leur une sur cette nouvelle, qui provoqua un tollé au niveau de la population. « Qu’est devenue la France ?! La patrie des Lumières est morte à la seconde ou cette abjecte proposition a été votée. » « Nous n’avons pas élu notre président pour cela ! » « Vous êtes devenus fous ? » Les messages de protestation envahirent les réseaux sociaux, les internautes s’unissant cette fois pour faire entendre leur indignation face à cette « mesure inhumaine ». La contestation populaire ne suscita que peu de réactions de la part du gouvernement en premier lieu. Le premier Ministre invoqua le sempiternel trou du budget de la Sécurité Sociale, tout en martelant ses arguments phare : les personnes ne souhaitant pas se soumettre à une opération chirurgicale pour devenir français pouvaient toujours tenter leur chance dans les autres pays européens qui n’avaient pas adopté cette mesure, et présenta une étude qui prévoyait une diminution extraordinaire du déficit d’organes nécessaires aux innombrables greffes pratiquées dans les hôpitaux français chaque jour.
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Il a fallu attendre avant d’avoir l’occasion de passer, car la frontière est très surveillée aussi bien du côté marocain que du côté espagnol, il est interdit de rester à côté de la frontière au risque d’être ramené de force à Casablanca. Un soir, voyant qu’un endroit était moins surveillé en pleine nuit vers trois heures du matin, j’ai participé à un convoi de plus de trois cent personnes qui ont tenté de traverser les trois barrières et de gagner le campo. Seuls cent soixante-dix personnes y sont parvenus, dont je faisais partie.
C’était la nuit du 28 au 29 novembre 2016.
Je suis donc arrivé fin novembre 2013, et c’est alors que la police espagnole nous a amené dans un centre de rétention à Valence. Dans lequel je suis resté cinquante-huit jours avant d’être libéré grâce à l’aide de l’ong AFS intercultura. Avec leur aide et soutien financier (ils m’ont donné cent-cinquante euros) j’ai pris un bus qui faisait le trajet Madrid-Paris.
Je suis arrivé à Paris le 26 décembre 2016 et à Rennes le 30 décembre 2016.

http://www.liberation.fr/planete/2016/03/16/crise-des-migrants-un-naufrage-europeen_1440121
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Certains partis réagirent favorablement à ce décret : « Faire le choix de devenir français, c’est faire un sacrifice. C’est accepter un mode de vie, une culture, des valeurs, une histoire. Devenir français, c’est faire le choix d’abandonner ce qui fut sa nationalité via une procédure longue, au profit de notre nation. Grâce à cette procédure, nous serons sûrs d’accueillir seulement ceux qui souhaitent faire corps avec notre culture. » D’autres personnalités politiques fustigèrent ce choix politique avec ferveur : « La culture française, c’est la pensée des Lumières, l’humanisme, l’ouverture à l’autre. Comment définir encore la France en tant que terre d’accueil ? Comment est-il possible que notre gouvernement, le principal garant de notre éthique et de nos valeurs puisse répondre à la barbarie par la barbarie, faire le choix de punir une deuxième fois les victimes de conflits armés par une décision d’une cruauté inimaginable ? Nous venons de cracher sur la tombe de Voltaire, Rousseau, Jean Moulin et tous ceux qui se sont battus au cours de notre histoire pour la Liberté, l’Egalité, et la Fraternité. Il n’a jamais été question d’accueillir toutes les personnes dans le besoin. Mais ne serait-ce que par égard envers notre passé, nous nous devons d’essayer. Mais sans que quiconque ne doive répondre à cette condition d’une absurdité innommable. Honte sur la France. » Du côté de la population, la mobilisation allait grandissante. Des pétitions s’organisaient, provenant de tous les pays, signées par des millions de personnes. D’autres millions de citoyens interpellaient le gouvernement via les réseaux sociaux, et les sites gouvernementaux. « Nous sommes tous humains, et égaux en droits, ne l’oubliez pas ! Nous demandons le retrait de cette mesure inhumaine et absurde ! » « Destitution du gouvernement ! Nous ne voulons pas de votre politique ignorante des droits humains ! » De très nombreuses associations se rangèrent derrière l’appel à manifester de France Terre d’Asile, la Croix Rouge et Amnesty International pour organiser des rassemblements de protestation partout en France.
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La France n’est pas comme je l’imaginais. Les rues sont grandes, grises. Et les gens ne se regardent pas. Ils te regardent encore moins quand tu es dans la rue. Quand je suis arrivé, on m’a conduit dans un poste de police, et je leur ai expliqué pourquoi j’étais là. Les policiers m’ont amené dans les bureaux de France Terre d’Asile, qui m’ont dit que je devrais remplir un dossier pour faire une demande d’asile. Pour devenir français, il le fallait. Je leur ai raconté mon histoire, et les raisons pour lesquelles j’étais parti. Après, ils m’ont fait appeler le 115 pour que je trouve une place d’hébergement d’urgence. Au début, il faudra que j’appelle tous les jours ce numéro pour pouvoir avoir un lit. J’ai dû dormir dans la rue toute ma première semaine de séjour en France.
La première nuit, des hommes m’ont attaqué avec un couteau, et m’ont pris mes affaires. Ensuite, j’ai fait la manche pour pouvoir manger. Les gens ne me regardaient pas, et me parlaient très peu. Je me suis senti très seul. J’avais faim. La nuit, j’avais froid. Et personne à qui parler.
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Nous sommes le premier janvier 2017. Ce matin, j’ai décidé de me joindre à la manifestation qui part de la place de la Mairie à Rennes à onze heures. J’espère qu’il y aura énormément de gens. Et j’espère aussi que notre futur président prendra en compte le sort des centaines de familles laissées pour compte, victimes des conflits armés et des difficultés que certains doivent affronter partout dans le monde. D’aucuns disaient souvent qu’il est difficile de faire confiance à n’importe qui ayant décidé de venir vivre en France, et que nos services sociaux ne peuvent pas tous les accueillir. Je me dis que je pourrais être à la place de ces femmes qui fuient l’excision en Afrique Subsaharienne, ou encore celles qui veulent échapper aux viols commis impunément en Inde. J’ai eu de la chance de naître du bon côté de la précarité, nous avons des conditions de vie en France plus que décentes. Et pour cela, nous nous devons de faire tout notre possible pour venir en aide à ceux qui n’ont pas eu cette chance. C’est une question d’humanité.
En sortant du bureau de vote, je me dirige vers la station de métro Henri Fréville. En remontant la rue, je remarque un jeune homme d’origine africaine, recroquevillé sur le bitume. Est-ce qu’il dort ? Il me semble étrangement pétrifié.