
Le froid, la boue l’humidité. Lucien est frigorifié. A mesure que le temps s’enfonce de plus en plus sous une couche épaisse de neige, il lui semble que son uniforme trempé l’étouffe petit à petit. Les bourrasques de vent le font frissonner pour la énième fois depuis une heure. Les tranchées, le manque de tout. Même à Noël, on ne peut se réchauffer ici. Pas d’eau, mais du vin. Lucien n’a de toutes façons pas la force de se soûler. Il tend une main devant ses yeux avec difficulté, observe les gerçures du froid qui se mettent à saigner. Ses doigts tremblent, et il frissonne encore.
Les flocons tombent toujours.
« Je vais être enseveli… » – même ses pensées lui paraissent engourdies par le froid. Il est tellement fatigué. Epuisé. Les fréquents assauts à l’horaire aléatoire usent toutes ses forces.
Les rires des autres soldats qui fêtent tout de même le 24 décembre lui semblent lointains. Lucien a sommeil, et se met à penser à sa femme. La belle Eulalie. Sa belle Eulalie. Il se demande ce qu’elle fait en cet instant précis. Il imagine ses gestes. Il voit son visage, toujours aussi gracieux malgré la quarantaine passée, qui avait quelque peu défraîchi ses traits. Ses yeux. Son sourire, plein de charme. Il l’aimait toujours autant.
Comme lors d’un voyage, il vit sa ferme. Sa belle maison prospère, à l’atmosphère conviviale. Il vit ses deux fils, sa fille et son chien, sa vieille mère assise dans son fauteuil à bascule, toujours un livre de contes à la main pour alimenter les veillées. Il vit le lit conjugal, et ce fut presque comme s’il sentit ses draps au parfum d’anis sauvage et de savon. Le plancher qui grince, les souris dans le grenier, la soupe du soir, les habits du dimanche, les veillées avec les voisins, la moisson, l’odeur du foin coupé, les champs, son cheval, son hectare de terre, la forêt et les bocages, l’église, le village, le troquet, ses amis, son univers, sa vie…
Lucien les vit tous, tout ce qui faisait son monde, comme à un adieu. Il se laissa ensuite aller dans le sommeil. Laissant ses yeux se fermer, il oublia tout ce qui l’entourait. Le soldat bascula dans un trou noir, lisse, rassurant, calme et apaisant.
« – Soldats, mission de reconnaissance cette nuit. Le Saëc, Guérin, Delamare, vous y allez.
– Mon lieutenant, c’est Noël… On ne peut pas les emmerder demain, les boches?
– Désolé, c’est un ordre. Vous picolerez une fois l’assaut terminé. Et réveillez Berthelot, ça vous fera un quatrième volontaire.
– Putain, fait chier! … Allez debout Lucien, on va à la mort! Lucien! Lucien?… » Le soldat défait son manteau, pour découvrir le visage de son compagnon caché par son col.
« – Bon Dieu… Mon lieutenant, il est mort de froid! »