« La notion de carrière est une idée du 20e siècle. Et moi je n’y trouve pas mon compte. » Christopher Mc Candless.
Chaque génération, et c’est tout à fait normal, ne poursuit pas les mêmes desseins, et envisage la Vie d’une façon différente. Ma génération, celle des enfants des années 1990-2000, vit une crise identitaire.
Si je devais choisir un livre pour nous décrire, je choisirais « Fight Club », de Chuck Palahniuk. Pourquoi ce choix ? En grande partie à cause de citations telles que celles-ci : « Je vois ici les hommes les plus forts et les plus intelligents que j’ai jamais vu; je vois tout ce potentiel; et je le vois gâché. Je vois une génération entière qui travaille à des pompes à essence, qui fait le service dans des restos, ou qui est esclave d’un petit chef dans un bureau. La pub nous fait courir après des voitures et des fringues, on fait des boulots qu’on déteste pour se payer des merdes qui nous servent à rien. On est les enfants oubliés de l’Histoire mes amis, on n’a pas de but ni de vraie place, on n’a pas de Grande Guerre, pas de Grande Dépression. Notre grande guerre est spirituelle, notre grande dépression : c’est nos vies. La télévision nous a appris à croire qu’un jour on serait tous des millionnaires, des dieux du cinéma ou des rockstars, mais c’est faux, et nous apprenons lentement cette vérité. Et on en a vraiment, vraiment, plein le cul. »
L’anti-héros de ce livre, accompagné d’un ami nommé Tyler Durden, fortuitement rencontré après l’explosion de son appartement, entame une sorte de quête spirituelle pour se trouver lui-même en cherchant à « toucher le fond ». Tyler lui ayant appris que « les choses que l’on possède finissent par nous posséder », il faut donc couper court avec un mode de vie consumériste, détruire son confort, peu à peu, car ce n’est qu’en recherchant la déchéance que l’on devient réellement libre. Sans raconter l’ouvrage entier, l’auteur a su décrire avec brio ce qui nous préoccupe, ce qui nous fait souffrir, ce qui nous empêche de trouver notre place, à nous les enfants des années 1990-2000. Et aussi une partie de ce qui pourrait se constituer comme nos valeurs existentielles. Beaucoup d’entre nous se posent la question du Sens de notre mode de vie, et ressentent un large sentiment d’absurdité lié à notre système néolibéraliste, allant jusqu’à un violent sentiment de rejet pour certains.
Ma génération vit donc une crise identitaire. À qui la faute ? Les coupables peuvent être multiples : surprotection de nos parents ? Le système scolaire, qui ne nous apprend ni à penser par nous-mêmes ni à réfléchir efficacement au sens que nous voulons donner à nos vies ? La crise, dont on entend parler partout, tout le temps depuis les années 1980 ? Le gouvernement, dont les émissaires ont perdu toute crédibilité auprès de nous, au point que notre génération prône le vote blanc comme la solution à tout ? Peu importe, finalement. Les conséquences sont là.
Ma génération vit une crise identitaire. A l’exception bien sûr, de ceux qui y trouvent leur compte, d’aucuns fuient le marché du travail. D’autres invectivent le Système à la manière d’un Winston Smith (1), personnifiant l’entité qui régit nos existences à la manière d’un démon sans visage, cruel, impersonnel, informe et sans pitié, en somme responsable de tous les malheurs du monde. D’autres recherchent la Marge, vecteur de Liberté et de Créativité à l’inverse du Monde du Travail. D’autres encore envisagent le fait de travailler comme de l’esclavage, et vivent quasiment au jour le jour tout en faisant des petits jobs leur permettant de mettre de côté pour pouvoir voyager.
Si l’on observe les choix des enfants des années 1990-2000, on remarque qu’aucun de nos modes de vie ne se ressemble réellement. Que ce soit un choix idéologique, ou encore mû par des difficultés économiques, nous vivons un éclatement de la conception carriériste qui, je l’imagine, a été amené par les Trente Glorieuses : celui d’un chemin tracé, stable, linéaire, quasiment sans escarres. Même si les décideurs du Marché du Travail ne le prennent pas encore en compte, les choses changent, peu à peu. Oui, les jeunes galèrent. Plus ou moins longtemps, en des termes plus ou moins difficiles, mais nous avons tous conscience implicitement que la Galère viendra de toutes façons s’immiscer un jour dans nos vies, et nous mettre ses piques empreintes de précarité dans les rouages que nous avons conçu pour les faire sauter. La question est de savoir quand, et comment se reconstruire.
Chacun de nous a déjà vécu cette situation : un représentant de la génération de nos parents, ou de celle de nos grands-parents, développant les mêmes considérations inutiles sur la Galère. Ils conviennent tous que oui, hein, c’est dur pour les jeunes aujourd’hui. Qu’il faut qu’on soit courageux, parce que notre génération allait vivre des choses très difficiles, hein. Que notre futur n’était pas enviable. Que d’un point de vue professionnel, c’était bien plus facile cinquante ans en arrière, hein. Qu’il faudra qu’on soit forts, et déterminés. À peu de mots près, j’ai vécu cette situation au moins une vingtaine de fois, sinon plus. À chaque fois, l’Adulte en question se tourne vers le jeune, la mine désolée, l’air de dire : « je compatis. Vas-y, montre moi ton pessimisme. Montre-moi que tu as peur et que j’ai raison ». Et à chaque fois, par politesse ou par lâcheté, j’acquiesce d’un air légèrement angoissé pour n’émettre aucune fausse note. Mais à chaque fois, j’ai envie de répondre NON.
En effet, les jeunes galèrent. Oui, notre mode de vie est difficile, du point de vue de celui installé par les Trente Glorieuses. Mais la Galère n’est pas grave, tant qu’elle ne s’installe pas ad vitam aeternam. L’erreur non plus n’est pas une catastrophe, parfois les attentes ne correspondent pas à la réalité du terrain, et ce n’est pas de notre faute.
Et qui sait de quoi l’avenir sera fait ? Etre pessimiste n’aide en rien les jeunes à avancer dans la vie. Les choses peuvent changer pour nous, la situation de notre Génération peut s’arranger. Et elle s’arrangera, j’en ai la conviction, si ceux qui ont aujourd’hui du pouvoir sur le marché du travail se décident à prendre en compte les nouvelles problématiques apportées par la jeunesse, tout en faisant baisser le chômage.
Beaucoup d’entre nous se disent de plus en plus qu’il faut travailler pour vivre, et non pas vivre pour travailler. Et cela implique plusieurs choses.
Beaucoup d’entre nous ressentent un sentiment d’humiliation lié au monde du travail. Que ce soit la rhétorique liée à l’écriture de lettres de motivation ou la relation à la hiérarchie, j’entends de nombreuses personnes évoquer ce qui se rapprocherait quasiment d’un complexe qu’on pourrait comparer à la phobie scolaire. J’ai entendu de nombreuses histoires de brimades, allant parfois jusqu’à la violence, liée à un environnement professionnel. Par ailleurs, les métiers que l’on exerce le plus souvent lorsqu’on galère ou que l’on commence, mériteraient une sérieuse revalorisation. Lorsque j’entends un jeune parler de son travail consistant à distribuer des journaux, faire des ménages, travailler dans un supermarché ou toute autre activité du même acabit, 9 fois sur 10 un dégoût et un sentiment personnel d’humiliation teinte le discours de la personne concernée. Il suffit d’ajouter à cela une hiérarchie maltraitante, et ça suffit à construire un sentiment de rejet du monde du travail en général. Pour évoquer une anecdote personnelle, un éducateur de rue avec lequel je travaillais en stage m’a parlé d’un de ses questionnements les plus problématiques, qui illustre bien ce complexe. Le service de Prévention se situait dans un quartier difficile, au sein duquel les jeunes se déscolarisaient pour se plonger dans le cercle vicieux du deal de cannabis et d’héroïne, dès treize ans. C’était évidemment une difficulté à laquelle les éducateurs de rue se confrontaient dans l’accompagnement des jeunes, et notamment lorsque venait la question de l’insertion à l’emploi. Pour reprendre les termes de ce travailleur social que j’appellerai Edgar, comment motiver des jeunes sans diplôme à aller faire un boulot qu’ils pourront considérer comme dégradant, où ils devront se plier à un cadre, des chefs pas toujours délicats ni inspirants, pour 1100€ ou 1200€ net par mois alors qu’ils arrivent déjà à se procurer cette somme en une heure au mieux, une demi-journée au pire, tout en étant globalement libres de leurs faits et gestes dans leur activité ?
Un autre problème se pose lorsqu’on recherche notre premier emploi. Qu’on soit bardés de diplômes ou pas, l’expérience professionnelle exigée empêche bien souvent d’accéder au premier emploi. Inexpérimentés, j’ai extrêmement souvent entendu mon entourage, ou lu sur des forums du web de nombreux représentants de ma génération se plaignant de ne pas savoir comment contourner ce problème, la phrase « Mais laissez-moi donc commencer quelque part ! » revenant à chaque fois. Les stages n’étant bien souvent pas considérés en tant qu’expérience professionnelle, les diplômes ne comptant pas toujours comme une assurance des compétences et qualités que nous possédons, on ne sait pas comment entrer dans un secteur, ou trouver son premier emploi. On se dit parfois qu’il manque une étape. Une phase intermédiaire, un tremplin qui permettrait d’accéder plus facilement au domaine que nous ambitionnons d’appréhender. Une structure, peut être ? Une instance qui permettrait d’acquérir ce genre d’expérience, entre le stage et le contrat de travail ?
Tout le monde passe par le Pôle Emploi. On imagine cette structure à l’image d’un guide, qui nous permettra d’appréhender le monde du Travail avec toute la sagesse nécessaire à l’obtention de notre premier emploi. Mais le manque de moyens, et l’organisation institutionnelle rend la réalité tout à fait différente. Pôle Emploi est à nos yeux une structure globalement inutile, sinon à la délivrance des ASSEDIC. Je ne connais personne qui se sente accompagné, aidé par le service, et pourtant certains en auraient besoin. Le monde du travail est une jungle, dans laquelle on peut se perdre. Et parfois, on aurait cruellement besoin d’instances capables de nous donner les conseils adéquats, de nous accompagner lorsque nous en aurions besoin pour savoir où aller, quoi faire, qui contacter. En somme le rôle qu’aurait dû pouvoir jouer Pôle Emploi.
Il faudrait instaurer le droit à l’erreur dans le monde du travail. Quelques-uns de nos représentants, se cherchant professionnellement, se retrouvent avec un changement de domaine ou un trou dans leur Curriculum Vitae. Et souvent, beaucoup d’employeurs les interrogeant sur l’origine de ce changement et de cette absence d’activité pendant une durée plus ou moins longue, sanctionnent un aspect qui est parfois indépendant de la volonté du chômeur en question. Une erreur, une période de creux n’est pas forcément liée à de la fainéantise, ou à un caractère dilettante. Une erreur ce n’est pas grave, et cela arrive lorsqu’on se cherche. Il faudrait instaurer le droit à l’échec dans le monde du travail.
Le dernier problème que j’ai pu isoler concerne la thématique de la carrière. J’entends souvent des représentants de ma génération l’évoquer comme un complexe. Lorsqu’on est au chômage, quel que soit le nombre de nos projets en cours, on ne peut pas s’empêcher de répondre « rien », lorsqu’on nous demande nos activités actuelles. Parce que la société considère que l’on est inactif, on se considère comme inutile, et parfois c’est douloureux de s’en rendre compte. Ensuite, lorsqu’on est diplômé et que l’on cherche à élargir nos horizons professionnels, parfois notre choix d’études nous handicape. Que ce soit un emploi comme un service civique par exemple, ou alors un contrat de travail classique, beaucoup d’employeurs rechignent à nous embaucher, ne comprenant bien souvent pas le choix qui nous amène vers un nouveau domaine, ou un emploi ne nécessitant pas de diplômes. Ils ne comprennent pas que beaucoup de représentants de ma génération qui font cette démarche ne sont pas des électrons libres, susceptibles de démissionner sur un coup de tête de leur emploi actuel. Beaucoup d’entre nous ne souhaitent pas être vus à travers le prisme d’un seul métier. On a envie de tester plusieurs choses. De changer de contexte. D’être compétent dans plusieurs domaines, parfois très différents. De tester l’usine, de revenir dans un bureau, de suivre une formation artistique, et de faire un emploi saisonnier, pour finalement se fixer sur un ou plusieurs domaines, en détournant un peu la citation célèbre : « Choisissez plusieurs emplois qui vous plaisent, et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie ». Et l’on se heurte bien souvent au complexe du déterminisme de la carrière, qui pose problème à beaucoup d’entre nous. De moins en moins de représentants de ma génération ne souhaitent pas rester dans un domaine toute leur vie, mais la société est ainsi faite que nous nous devons de faire ce choix. Et parfois, cela en empêche certains de s’impliquer dans le monde du travail : pas par hédonisme mal placé, mais par peur. C’est intimidant, et terrifiant à la fois de faire un choix que l’on ne veut pas faire, et qui emportera avec lui 40 ans de notre vie. Et un métier, une structure, un contexte professionnel est susceptible de lasser au terme d’un certain temps. Et un salarié fatigué n’exerce plus aussi bien son métier. Pourquoi faut-il considérer les gens par une seule profession ? Et les considérer en fonction d’un seul domaine de compétence ? Chaque individu est différent, et possède un champ de compétences construit ou inné qui pourrait profiter à plusieurs domaines…
Les choses changent en France, peu à peu. Les jeunes qui arrivent sur le marché du travail dessinent de nouvelles perspectives, de nouvelles frontières qui renouvelleront les problématiques. Ceci parce que chacun d’entre nous ambitionne à sa manière d’apporter sa petite pierre à l’édifice d’un monde plus sain, et moins en proie aux conséquences du néolibéralisme. Mais il faut nous en donner les moyens. Car notre génération ne sait pas par où commencer, comment faire pour s’assurer une place qui nous permette de réaliser ce que nous souhaitons faire. Et bien souvent, le monde du travail nous met des bâtons dans les roues. Chacun d’entre nous bouillonne d’idées, d’espoirs, d’ambitions, de rêves, mais beaucoup ne les réalisent pas par lassitude. Notre génération se sent parfois fatiguée par le combat à accomplir pour trouver la place qu’il nous faut, et les embûches qu’il nous faut passer. Et comme Tyler Durden le disait : « Nous ne sommes pas des flocons de neige, merveilleux et uniques. Nous somme la merde de ce monde, prête à servir à tout. »